OPINION SÉCURITÉ ROUTIÈRE

Les Saturnales du vélo pour les automobilistes !

Si chacun d’eux devait pédaler à l’heure de pointe au moins une journée par année, cela l’aiderait à mieux comprendre le risque et à mieux conduire par la suite

Chaque année, les cyclistes du Québec sont attristés et désespérés par les tragédies répétées. Les automobilistes n’apprennent pas, car rien n’est mis en place pour forcer un changement culturel chez eux.

On réasphalte les routes sur leurs configurations passées, les limites de vitesse s’accrochent à leurs vieux poteaux, et avant tout, la mentalité reste figée dans un fatalisme bidon qui se contente de dire « Il aurait dû porter un casque » ou « Il n’aurait pas dû être là ». 

J’aimerais lancer une proposition loufoque ne serait-ce que pour changer le ton et mettre les choses en perspective, car le message ne passe apparemment pas. Mon plan B ? L’analogie grossière.

Selon l’adage, le pouvoir corrompt. Le fort fait ce qu’il veut, le faible subit ce qu’il doit, disait l’historien grec Thucydide. La relation de pouvoir qui lie le conducteur et le cycliste est ainsi : avec ses mille kilos d’acier, le gros représente une menace de vie ou de mort envers le cycliste qui, lui, n’a même pas le maigre privilège de se faire entendre à travers les vitres, l’air conditionné et la radio. Ce n’est pas que l’automobiliste « oublie » par hasard le cycliste, mais bien que les conditions mêmes de la relation entre les deux l’empêchent systématiquement de le voir, de l’entendre ou même de penser à lui.

Comme le maître et l’esclave (voilà l’analogie), il existe là aussi une condition de vie ou de mort dans un seul sens, une inégalité pure et totale dans laquelle le plus fort n’a pas l’oreille aux plaidoyers et cris de l’autre. Un parallèle un peu excentré, sans doute, mais qui peut être utile à la réflexion.

Lorsque l’automobiliste s’offusque, par exemple, qu’un cycliste ne porte pas de casque, sa perspective est complètement déconnectée de la réalité. Moi-même je le porte assidûment, mais je suis conscient qu’il me servira principalement si je manque la chaîne de trottoir à 10 km/h.

Si je me fais heurter à toute allure par deux tonnes de métal, ce petit casque en styromousse, bof… En fait, l’argument équivalent entre le maître et l’esclave serait que l’esclave se plaigne d’une douleur au dos et que le maître, plutôt que d’ajourner le travail ou offrir du repos, exige de lui qu’il se renforce. Alors que le mal ou le danger provient du fort, on ose blâmer le faible lui-même plutôt que la condition causant le problème : cette inégalité.

UNE GRANDE FÊTE

Les Grecs et les Romains célébraient les Saturnales, une fête annuelle costumée et grandiose pendant laquelle les esclaves se faisaient servir par leurs maîtres. Le but d’un tel rituel était d’humaniser cette relation injuste, offrir une soupape de pression, même si c’était pour mieux recommencer les abus ensuite. L’exception contribuait à la pérennité du système oppressif, car même si ce n’était pas un gros cadeau, l’échange était mieux que rien du tout et cela permettait au maître de sympathiser avec le sort de ses esclaves et être, on l’espère, plus humain dans son rôle.

Si chaque automobiliste devait pédaler à l’heure de pointe au moins une journée par année, cela l’aiderait à mieux comprendre le risque et à mieux conduire par la suite. Encore faudrait-il qu’ils aient le courage d’essayer. En revanche, un déguisement de clown aiderait sans doute à le rendre plus visible et éviter les accrochages… Ce serait festif. Au risque de faire « SAAQrer » les gens, on pourrait même rendre l’événement obligatoire au renouvellement annuel du permis de conduire !

Oublions ça. Plutôt que de viser la pérennité du conflit en espérant adoucir les conducteurs, déclarons l’indépendance des cyclistes !

Inspirons-nous du réseau d’autobus à Ottawa ou des vélo-routes à Copenhague. Pour la sécurité et afin d’augmenter le nombre de cyclistes, il faut bâtir des infrastructures parallèles et distinctes. Nos pistes cyclables sont conçues par les automobilistes et servent principalement à tasser les vélos du chemin, et c’est rarement plus sécuritaire d’y pédaler. Un virage à gauche sans angle mort sur Christophe-Colomb et voilà un autre cycliste happé. Rachel ? L’enfer.

Il faut réserver des routes entières au vélo, construire des viaducs cyclables et créer quelques axes nord-sud et est-ouest exclusifs et sans voitures ou piétons. Rêvons un peu : pourquoi ne pas profiter des infrastructures souterraines existantes du métro et du centre-ville pour faire des pistes hivernales à l’abri ?

Ainsi, le maître pourra garder sa place au-dessus de nos têtes sans pour autant nous mettre en danger !

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