Profession : patron de télévision
Les participants :
Jacques Mathieu, directeur général contenu et développement de Groupe V Média
Dominique Chaloult, directrice générale de la télévision de Radio-Canada
France Lauzière, vice-présidente programmation du Groupe TVA
Denis Dubois, directeur général de la programmation de Télé-Québec
Dominique Chaloult : On se connaît tous depuis longtemps. Sauf Denis et moi.
Jacques Mathieu (à Dominique Chaloult) : Nous, on se connaît depuis presque trop longtemps !
Dominique Chaloult : Ça fait près de 40 ans. On avait 20 ans !
France Lauzière : On n’a pas le choix ! On est tous des passionnés. Ça devient un défi d’essayer de comprendre. Est-ce qu’on comprend tout à la vitesse à laquelle ça se passe ? Non. On est tous dans une période d’essais et erreurs. Ce qu’il faut faire, c’est de ne pas se contenter du statu quo. Il faut être à l’écoute. Ne pas rester sur des présomptions.
Jacques Mathieu : De tout ! On oublie que ça fait 20 ans qu’on parle des changements en télévision. « Qu’est-ce que la télévision de demain ? Comment monétiser les contenus sur différentes plateformes ? » Ce sont des questions qu’on se pose depuis longtemps.
Dominique Chaloult : Sauf que depuis deux ans, ça va à une vitesse exponentielle. Dans notre travail, on est à l’affût du matin au soir. À partir de 7 h le matin, je suis sur les médias sociaux, je rattrape ce que j’ai raté la veille, je vais voir chez les compétiteurs, je visite les différentes plateformes…
France Lauzière : On lit les journaux tout en écoutant la radio…
Jacques Mathieu : C’est pas mal notre job ! Mais au-delà de ça, c’est de s’assurer que le contenu passe à travers les multiples écrans qui existent. J’ai des émissions qui sont enregistrées et écoutées plus tard à 65 %. Quand je regarde la cote d’écoute télé, ça ne me donne qu’une partie de l’équation…
France Lauzière : C’est du changement dans la continuité. Ce qu’on fait comme gestionnaires de contenus, on l’a fait il y a longtemps et on va continuer de le faire. C’est d’être à la recherche des bonnes histoires, de ce qui nous interpelle, et d’y aller d’instinct parce que ce n’est pas une science exacte. Ça me fait beaucoup sourire qu’on parle sans cesse du numérique. Ça reste du contenu. Après, les plateformes présentent de nouveaux modes de consommation plus éclatés. Mais les gens cherchent toujours du contenu.
Denis Dubois : On s’étourdit, je trouve, en ce moment. On s’est mis à vouloir faire des produits pour les plateformes numériques, alors que je pense que le problème est à l’inverse. On devrait produire pour un public cible, et réfléchir à la façon dont ce public cible consomme. Le cycle de vie reste le même. On se désintéresse des contenus télévisuels à l’adolescence et, vers l’âge de 34 ans, on se sédentarise et on y revient. Il y a des plateformes qui sont plus importantes à certaines périodes de la vie.
Tous en chœur (ou presque) : Ou La voix junior !
Jacques Mathieu : Nous, on vient de s’associer à VICE, qui est un succès mondial en matière de contenus sur les plateformes numériques. Et VICE s’en vient à la télé. Parce que c’est encore là où est l’argent. La force d’engagement de la télévision est encore là.
Denis Dubois : Si on parle d’avenir, ce qui est le plus à risque, à mon avis, ce sont les chaînes spécialisées. Les télévisions généralistes vont avoir cette capacité de créer l’événement. De plus en plus, les chaînes spécialisées se ressemblent. Tant qu’à s’abonner à une chaîne spécialisée pour 9,99 $, les gens vont s’abonner à un Club Illico, un Extra Tou.tv ou un Netflix.
Dominique Chaloult : Faisons un Québecflix !
Dominique Chaloult : Ce serait merveilleux ! On a déjà abordé ça entre nous. Dans un monde idéal, ça existerait, mais c’est compliqué…
France Lauzière : C’est extrêmement difficile, ne serait-ce que sur le plan de l’acquisition. Ce n’est pas vrai qu’un service francophone ne peut offrir que des contenus de production originale. C’est trop onéreux. On est juste 8 millions ! Il y a un juste équilibre à trouver entre les productions originales et les acquisitions.
Jacques Mathieu : C’est le partage des revenus qui serait compliqué…
Denis Dubois : Je ne suis pas sûr que ce serait si compliqué que ça ! Du moment où tu as une plateforme et que tu y déposes tes contenus, les redevances pourraient être établies au mode de consommation. Tu aurais intérêt comme producteur ou diffuseur à mettre de la qualité. Parce que plus ton produit est bon, plus il te rapporte sur la plateforme. Si ça se faisait en partage de revenus sur un succès de consommation, je pense qu’il y aurait là un modèle d’affaires à trouver. Il pourrait y avoir un budget d’opérations et d’acquisitions. Pourquoi pas ?
France Lauzière : Ce qui est sûr, c’est qu’on est à l’ère des partenariats. Dans un marché globalisé, mon compétiteur, ce n’est plus Dominique, Jacques ou Denis.
Jacques Mathieu : Il y a un endroit où on pourrait être meilleurs en groupe, c’est dans la vente de nos produits à l’étranger. Le Québec est une pépinière de produits de très grande qualité, mais peut-être qu’on n’a pas encore l’infrastructure pour le faire connaître à l’international.
Dominique Chaloult : Le mode de pensée entre nous change et doit changer. On reste en compétition, mais chacun de notre côté, ce n’est plus possible. Il y a vraiment une volonté de faire bouger les choses.
Denis Dubois : Il n’y avait pas cette urgence-là il y a 10 ans. Aujourd’hui, on sent qu’il faut défendre notre territoire. Entre nous, on n’a plus d’ennemis ; on n’a que des amis potentiels.
France Lauzière : L’investissement dans les contenus originaux est réellement menacé. Les revenus commerciaux chutent à coups de millions. Concrètement, tu passes d’une entreprise qui est rentable à déficitaire en très peu de temps. Tout peut chavirer.
Dominique Chaloult : On se tape sur les nerfs des fois quand même ! On serait menteurs de dire le contraire…
En chœur : Clairement !
France Lauzière : À tous les débuts de saison, on se dit qu’on aurait aimé avoir telle idée. C’est sain. J’aime beaucoup que le compétiteur soit meilleur, parce que ça me pousse à me surpasser. Ça vient avec l’attitude des gens qui font ce métier ; sinon, tu croules sous la pression. On passe notre temps à se faire critiquer. Il faut être capable de prendre un peu de hauteur et de perspective.
France Lauzière : J’ai beaucoup aimé l’alignement musical que Denis a donné à sa chaîne. J’aime ça quand on valorise le talent d’ici. Radio-Canada fait des choses extraordinaires en fiction. Je suis une adepte des Simone. J’adore ça !
Dominique Chaloult : Moi, c’est L’imposteur !
Denis Dubois : Je ne le ferais pas publiquement. Il m’est arrivé d’écrire à Dominique le soir pour lui dire que je suis vraiment jaloux d’un de ses shows.
Dominique Chaloult (à Marc Labrèche) : Il était jaloux du tien ! Qu’il soit chez nous…
Denis Dubois : On se connaît. On peut se dire les choses franchement. On ne le fait pas souvent, mais je n’aurais pas de malaise à dire que je ne suis pas convaincu de tel choix de programmation. Dominique m’a appelé récemment pour s’assurer qu’on ne programme pas nos émissions culturelles en même temps. La culture, c’est plus difficile…
Dominique Chaloult (à Marc Cassivi) : C’était pour parler de ton show ! (rires)