Chronique

Le but d’Emelin était bon

Thomas* n’a pas raté un match du Canadien depuis janvier, même si le club accumulait les défaites.

Il attendait « son » but.

Je vous ai raconté son histoire, début décembre, Thomas a 10 ans, il est dysphasique, avec un TDAH en prime ; il a bien du mal à comprendre le monde qui l’entoure. Et le monde qui l’entoure a aussi parfois du mal à le comprendre, comme cette mère qui a interdit à son enfant de lui adresser la parole.

La mère de Thomas était choquée et triste, elle m’avait écrit pour que je raconte l’histoire de ces « handicapés invisibles », comme son fils, qui ont l’air « normaux ».

Alexei Emelin, touché par l’histoire, avait envoyé une lettre au garçon. Il lui disait qu’il s’était senti sur une autre planète quand il était arrivé de Russie, qu’il avait travaillé fort pour « comprendre la langue et les modes de fonctionnement ici, au Canada ». Sa classe, lui a-t-il expliqué, devait faire équipe.

Il a terminé sa lettre en lui faisant une promesse : « Le prochain but que je compterai, je le ferai pour toi, cher Thomas. »

Alexei Emelin avait accepté que je vous parle de sa lettre. Je l’ai fait le 9 janvier, mais il préférait ne pas préciser qui, de lui ou d’Andreï Markov, était ce joueur russe qui avait écrit au petit Thomas.

Vous avez été nombreux à essayer de deviner.

Mais voilà, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Alexei a invité Thomas et ses parents à un match, avec une visite du vestiaire en prime, le 6 février, en après-midi, contre les Oilers d’Edmonton. Le Canadien venait de perdre quatre matchs avant celui-là, le moral des troupes était au plus bas.

Celui de Thomas n’avait jamais été aussi bon.

« On n’oubliera JAMAIS cet après-midi. Le Centre Bell en soi, l’ambiance, les joueurs qu’on voit évoluer en personne, la victoire ! Je n’ai pas réussi à photographier [Thomas] lors d’un but, il se levait debout et il avait les yeux brillants et un grand sourire (ce qui est assez rare chez lui). »

— La mère de Thomas

Et puis, le vestiaire. « J’avais du mal à croire qu’on y était, c’était comme dans un rêve. On a passé la porte, on est arrivés dans un grand dégagement, et soudain, [Thomas] m’a dit : “Alexei est là !” Je me suis retournée, M. Emelin avançait vers nous, en complet foncé et une belle cravate mauve. On aurait dit un jeune marié ! […] C’est surtout ce qu’il dégage qui m’a touchée : posé, doux, généreux, digne, timide. »

Alexei « a dit à [Thomas] qu’il [avait] été le porte-bonheur de l’équipe. Et il lui a remis une des rondelles du match. [Thomas] ne portait pas à terre ».

Thomas en est revenu changé. « L’heureuse conséquence du geste de M. Emelin est que Thomas s’est inscrit à une semaine d’école de gardiens de but au début d’août et qu’il est inscrit dans une ligue de hockey mineur pour la saison prochaine.

« Lui et moi avons suivi religieusement les matchs du Canadien depuis janvier. Thomas a vu que même en se sachant hors des séries, les gars ont donné leur maximum.

« Et que même un bon gardien peut perdre parfois sans que ça en fasse un “pourri”. De belles leçons qui lui serviront sûrement dans ses matchs à lui. »

Et dans sa vie.

Il manquait une seule chose, ce but qu’Alexei lui avait promis. Le 29 mars, Thomas et sa mère ont bondi de joie quand le défenseur a envoyé la rondelle dans le filet, un coup de palette franc. Ils se sont rassis aussi sec. Les reprises vidéo ont montré que Mike Brown avait mis son bâton entre les jambières du gardien.

L’arbitre a refusé le but.

Pour Thomas, le but était bon, puisque c’était le sien. Alexei a tenu sa promesse, n’en déplaise à l’arbitre.

Le but n’a pas été inscrit au tableau indicateur, il est gravé à jamais dans la mémoire d’un petit garçon de 10 ans, qui a compris que, finalement, il y a une place pour lui, qu’il peut la prendre.

Et dans 11 jours, une bonne amie d’Alexei descendra à Québec pour lui remettre cette fameuse rondelle, qu’il a envoyée au fond du filet.

Jamais un but refusé n’aura été aussi bon, même pas celui d’Alain Côté.

* Le prénom du garçon a été modifié pour préserver une certaine intimité.

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