Chronique

Une fleur pour Girerd

Du collègue, je ne peux pas tellement témoigner. J’ai connu le Girerd des dernières années à La Presse. Il passait dans la salle en marchant vite, sourcil froncé sur un œil grave et curieux… toujours civil, souvent sifflant… Il faisait tout vite, on dirait, penser, imaginer, dessiner, partir…

J’ai vu le Jean-Pierre Girerd des dernières années, qui travaillait à distance. Son génie devenait plus ombrageux, vaguement misanthrope, toujours avec cette réserve de tendre pas loin derrière, comme un pneu de secours qu’on traîne sans trop savoir quand ou comment l’installer.

Mais ce qu’on a connu à 6 ou 7 ans, on ne l’oublie jamais. Et pour les gens de ma génération, Girerd, c’était immense. Avant de lire la politique, on la voyait mise en scène dans La Presse.

La caricature, c’est la première porte d’entrée dans un journal, pour un enfant. L’initiation joyeuse au monde étrange de l’actualité.

Nous avions à la maison ses recueils de caricatures, et dans mon souvenir, nous en avions des dizaines… Je me rends compte aujourd’hui qu’entre 1970 et 1980, il n’en a publié que trois. J’ai dû les regarder trop souvent. Je me souviens de ses gags, je revois René Lévesque, toujours cigarette au bec, Pierre Trudeau toujours très grand à côté de lui, même si « en vrai », Trudeau n’était pas grand du tout… Le référendum de 1980, quel carnaval pour le caricaturiste… Claude Ryan qui dit : « Quelle que soit la question, nous répondrons Non ! »…

Je me souviens du rire de mon père, je me souviens des blagues que je ne comprenais pas, mais même à moitié, elles étaient bonnes. Je me souviens, je ne sais pas pourquoi, d’un dessin de Roger Taillibert à qui on apprend que son Stade olympique coûtera plus cher que prévu, et qui répond « C’est en béton »… C’est en béton, c’est embêtant… Elle a fait rire mon père pendant une semaine. Jean Drapeau, évidemment, qui a fini par l’avoir à l’usure, on dirait, mais qui lui a donné des tomes entiers.

La caricature, c’est la partie affective du journal qui parle à l’autre. Le caricaturiste allume nos matins gris, et des fois, c’est cru.

Le chien, la fleur, le mot d’esprit en première page, l’humour caustique en page éditoriale. Girerd jouait sur plusieurs tableaux, tendresse et acide en noir et blanc, à l’encre de Chine ou d’Algérie, où il est né et où il a rêvé d’être peintre.

Il l’a été, certains jours à La Presse, quand la ligne claire ne suffisait plus à la lumière des événements.

Il l’a été par la suite, je me souviens d’une série qu’il a faite pour Amnistie internationale, je me souviens aussi de sa série sur les gens de justice, un clin d’œil au grand Daumier, dont Girerd est un héritier, et vraiment, il n’a pas gaspillé cet ADN.

C’est déjà loin tout ça, c’est déjà flou, 23 ans qu’il est parti de La Presse… En même temps, pour des milliers de gens comme moi, c’est tellement vif, c’est tellement clair, on a passé tant de soirs et de matins à la même table…

Jean-Pierre Girerd 1931-2018

« C’était l’un des grands »

Un des géants de la caricature au Québec s’est éteint.

De la fin des années 60 jusqu’aux années 90, Jean-Pierre Girerd, ou tout simplement Girerd, s’est imposé au rang d’incontournable des médias de la province. Dans les pages de La Presse, Jean Drapeau, René Lévesque, Pierre Elliott Trudeau et leurs contemporains de la classe politique ont tous goûté à l’humour unique de ce dessinateur d’origine algérienne.

Il a succombé mercredi dernier à un cancer de la plèvre – membrane qui enveloppe les poumons. Il avait 87 ans.

« Pendant longtemps, la première chose que les gens faisaient en ouvrant La Presse, c’était de chercher la caricature de Girerd puis la chronique de Pierre Foglia. Ou l’inverse. »

Au bout du fil, Lise Internoscia retrace le parcours de celui dont elle partageait la vie depuis trois décennies. Artiste se destinant à une carrière en peinture, il émigre aux États-Unis à la fin de la guerre d’Algérie. Après un bref séjour au pays de l’Oncle Sam, il arrive au Québec au milieu des années 60. Le coup de foudre est instantané.

« C’était un mordu du Québec. Il a étudié la langue québécoise, s’est informé, a parlé avec tout le monde, a pris des notes… Il adorait les expressions d’ici. »

— Lise Internoscia

Girerd est embauché à La Presse en 1968. Les lecteurs découvrent rapidement « son style très européen, son coup de crayon rapide, sa ligne à l’esquisse », explique Mira Falardeau, historienne de l’art et coauteure de l’ouvrage Histoire de la caricature au Québec, paru en 2009.

« Il arrive dans l’âge d’or de la caricature d’ici, précise Mme Falardeau. Il y a déjà les Robert LaPalme, Normand Hudon, Roland Berthiaume (Berthio), Raoul Hunter, Roland Pier… La caricature était déjà un art très achevé à cette époque au Québec. Et Girerd lui a donné le meilleur de lui-même. »

« Tous les caricaturistes peaufinent leur style avec le temps, ça prend parfois une vie pour y arriver : lui l’a vraiment réussi. C’était l’un des grands », ajoute Serge Chapleau, qui a succédé à Girerd comme caricaturiste à La Presse.

Période unique

Si l’époque est riche sur le plan artistique, elle l’est tout autant, si ce n’est davantage, sur le plan politique.

La Révolution tranquille, la montée du mouvement souverainiste, la création du Parti québécois… L’ébullition sociale est à son comble. Et les caricaturistes s’en régalent.

« Nous avons été privilégiés de travailler à cette époque », constate Terry Mosher, alias Aislin, caricaturiste à la Montreal Gazette depuis 1972.

« Imaginez la chance que nous avions de voir Drapeau, Lévesque et Trudeau au pouvoir en même temps. J’ai fait mon nom grâce à eux, et Girerd aussi ! C’était une période emballante, avec tout le débat sur la question nationale. C’est pas mal plus ennuyant aujourd’hui… »

— Terry Mosher

Des dessins de Girerd, on apprécie le trait, mais aussi le propos dénonciateur, teinté d’humour.

Il tente malgré tout de conserver une posture neutre en marge de la joute politique.

« Le caricaturiste qui se commet lui-même politiquement est prisonnier de son propre nationalisme », confie-t-il dans un ouvrage consacré à l’histoire de la caricature au Canada publié en 1979.

L’artiste dépeint les personnages publics de son époque, qui sont souvent accompagnés d’un petit chien devenu caractéristique de son œuvre. Ce dernier apporte son commentaire sur les scènes parfois absurdes auxquelles il assiste.

« Si ce petit chien n’est pas là, la compréhension n’est pas la même. Il n’est pas niaiseux du tout, ce chien-là ! », insiste l’historienne Mira Falardeau.

Pas que de l’humour

Le but premier du dessinateur n’était toutefois pas de faire rire.

« Ce qu’il voulait, c’était de montrer le grotesque, la bêtise d’une situation, pour faire réfléchir », souligne Lise Internoscia, qui parle de Jean-Pierre Girerd comme d’un homme « magnétique, charismatique », qui était « rempli d’humour sans toutefois être jovialiste ».

« Son travail pouvait être comique, mais ce n’était pas que ça, au contraire », ajoute-t-elle.

« Il a abordé toutes les thématiques, toujours dans le but que le lecteur se retrouve. Il mettait la politique au niveau des gens, prenait leur point de vue. »

— Mira Falardeau

La passion de Girerd pour la politique ne l’a d’ailleurs jamais quitté, même longtemps après avoir pris sa retraite de La Presse en 1996 pour se consacrer à la peinture.

Jusqu’à la fin de sa vie, il a suivi l’actualité locale et internationale. Jamais n’a-t-il cessé d’observer le monde qui l’entoure. Ni de le dessiner.

« Il a toujours continué à faire de petites caricatures à gauche et à droite, souligne Lise Internoscia. Il se rendait à la boulangerie, parfois à 6 h du matin, pour s’asseoir et dessiner les gens. C’était pour lui une seconde nature. »

Au total, Jean-Pierre Girerd aura publié près de 15 000 caricatures en 28 ans de carrière à La Presse. Il a notamment été l’un des premiers de sa profession à publier des recueils annuels de ses caricatures.

Son travail a été reconnu par ses pairs, qui lui ont attribué en 1986 le titre de « cartooniste de l’année » au Salon international de la caricature. Il est également membre de l’Ordre du Canada depuis 1985, une distinction que seuls une dizaine de dessinateurs ont reçue.

Girerd laisse dans le deuil sa femme Lise Internoscia ainsi que trois enfants issus d’une union précédente. Ses obsèques seront célébrées dans la plus grande intimité.

Jean-Pierre Girerd 1931-2018

Quelques personnages de Girerd

En 28 ans de carrière, Girerd a dessiné des dizaines et des dizaines de personnages. Mais quelques-uns ont occupé une place toute spéciale dans son œuvre. En voici une sélection. — Simon-Olivier Lorange, La Presse

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