Essai

Abécédaire de la douleur

Georges Salines a perdu sa fille Lola dans les attentats terroristes du 13 novembre dernier, à Paris. Dans cet abécédaire très particulier, il égrène sa peine et ses souvenirs une lettre à la fois. C pour colère, E pour expliquer, M pour médias. À B pour Bataclan, il écrit : « À gauche de la scène, une porte sur laquelle est écrit Sortie de secours. Combien sont sortis par là ? Agathe pleure doucement dans mes bras. Son amie, sa coloc, ma petite Lola a respiré ici pour la dernière fois. » Plus loin, à R pour remerciements, il poursuit : « Emmanuelle et moi avons essayé de répondre à chaque mail, texto, carte, lettre qui nous étaient adressés. Remerciements rendus trop brefs par l’immensité de la tâche. […] L’amour reçu au fil de ces jours terribles a beaucoup compté pour nous. » Et il conclut : « Oui, la vie continue, écrit-il sous la lettre V pour vivre. Mais elle a un goût de merde… »

L’indicible de A à Z

Georges Salines

Seuil

240 pages

Essai

Un homme en colère

Ancien correspondant de guerre pour le New York Times, lauréat d’un Pulitzer, pasteur presbytérien, Chris Hedges est un commentateur d’extrême gauche. Adepte d’une troisième voie politique, il a déjà été rédacteur des discours de Ralph Nader. Les positions de Hedges paraîtront extrêmes à certains, mais son analyse de la révolte et du désespoir des classes sociales les plus défavorisées, et du fossé qui se creuse entre ces classes sociales et l’establishment politique, est assez juste. Hedges pourfend le néolibéralisme qui, à son avis, freine tout progrès social. Il s’en prend aux nouveaux démagogues, ceux qui, dit-il, « jouent la carte du racisme, exaltent les sentiments xénophobes, excitent le nationalisme le plus obtus, diabolisent ceux qui peuvent être définis comme "les autres". » Une longue entrevue menée par l’historien Pierre-Luc Brisson qu’on entend à l’occasion à l’émission Plus on est de fous, plus on lit.

’âge des démagogues

Pierre-Luc Brisson

Entretiens avec Chris Hedges

Lux éditeur

128 pages

Essai

École en crise

Nicolas Bertrand a enseigné dans les écoles primaires et secondaires du Nunavik pendant deux ans. Son livre raconte en détail la réalité du Nord, l’évolution du système scolaire et les nombreux obstacles qui nuisent à la réussite des jeunes là-bas. Un des problèmes, et non le moindre : les savoirs et les méthodes pédagogiques inuits ne sont pas valorisés dans les écoles. Or, écrit l’auteur, il ne suffit pas de fournir du matériel pédagogique aux jeunes. Il faut les motiver à apprendre. Pour cela, il faut comprendre leur culture. Des principes aussi évidents pour nous que la ponctualité et l’obéissance perdent leur sens dans le Grand Nord. Même la notion d’autorité est différente, les enfants inuits jouissant d’une plus grande liberté que ceux qui grandissent dans le sud du Québec. Le livre fait le tour de la question et nous aide à mieux comprendre la culture et le mode de vie de cette population avec laquelle nous partageons le territoire. Précieux.

Une école à la dérive – Essai sur le système d’éducation au Nunavik

Nicolas Bertrand

Septentrion

296 pages

Essai

Paroles de président

Il est rare qu’un chef d’État se confie alors qu’il est toujours en poste. C’est pourtant ce que fait François Hollande dans ce livre qui débute avec un aveu candide de la part d’un président : « C’est dur, bien sûr que c’est dur. C’est beaucoup plus dur que ce que j’avais imaginé. » Il parle des moments de crise qui ont marqué son quinquennat : le départ fracassant de Valérie Trierweiller et la publication du livre dans lequel elle révèle des pans de leur vie privée ; la parution de photos le montrant sur un scooter quittant l’appartement de sa maîtresse à la une du magazine Closer ; les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre à Paris… Le président parle aussi de ses adversaires politiques. À propos de Sarkozy : « Il n’était pas un bon élève en classe, il n’était pas non plus un Apollon, et donc, il a fallu qu’il lutte. D’où sa rapidité, son empressement. » Juppé ? « Trop vieux pour faire du neuf. » Ouch ! À lire en vue de l’élection présidentielle du printemps prochain.

Conversations privées avec le président

Antonin André et Karim Rissouli

Albin Michel

350 pages

KAREN MESSING

Souffrir en silence

Dans un ouvrage fouillé et rigoureux, la chercheuse Karen Messing lève le voile sur les conditions dans lesquelles travaillent ceux et celles qui occupent les emplois au bas de l’échelle. Plus qu’un ouvrage sur la santé, c’est un véritable plaidoyer en faveur de ceux qui s’échinent dans l’ombre.

Karen Messing est généticienne, ergonome et professeure émérite du département de sciences biologiques de l’UQAM. Elle a reçu plusieurs subventions de recherche et jouit d’une grande crédibilité au sein de la communauté scientifique. Aujourd’hui à la retraite, elle s’éloigne un peu de son « milieu naturel », celui des publications universitaires et scientifiques, et signe un ouvrage grand public sur la santé au travail, un sujet qui n’est peut-être pas sexy ou spectaculaire, mais qui n’en est pas moins important.

L’intérêt de Karen Messing pour la santé au travail est né lorsqu’elle a rencontré des travailleurs d’usine exposés à des radiations. « Je ne pouvais pas croire ce que j’entendais, raconte-t-elle. Un employé me disait que les os de sa mâchoire étaient devenus tellement fragiles à cause des radiations qu’il devait arrêter de travailler deux semaines avant sa visite chez le dentiste s’il voulait être capable de subir l’examen ! »

Cet aveu a profondément bouleversé la chercheuse, qui a orienté ses recherches vers l’ergonomie, une branche des sciences qui étudie la relation entre les individus et leur milieu de travail.

JAMBES ENFLÉES, PIEDS ENDOLORIS

Au fil des ans, Karen Messing a observé différents milieux de travail : les serveuses d’un restaurant qui travaillent debout et qui jonglent avec les commandes et les plats ; les employés d’une usine de transformation de crabes exposés à la poussière des carapaces ; les responsables de l’entretien ménager dans un grand hôpital ; les caissières qui travaillent debout dans un supermarché… Dans Les souffrances invisibles, elle montre comment ces emplois peu ou mal rémunérés sont exigeants physiquement, offrent des horaires de travail difficiles et, surtout, n’obtiennent aucune considération au sein de la société.

Or il y a des impacts à rester debout toute la journée, à jongler avec un horaire de travail irrégulier et les heures de garderie, à gagner sa vie à nettoyer les planchers d’un hôpital sans jamais recevoir une quelconque reconnaissance de la part des malades ou des employés. Comment retirer une certaine fierté du travail bien fait quand personne ne s’intéresse à ce que vous faites ?

L’auteure attribue ce manque de considération au « fossé empathique », soit la « capacité [réduite] à se mettre dans les souliers de l’autre ».

Dans une anecdote révélatrice, Karen Messing raconte : « Un jour, je discutais avec le rédacteur en chef d’une grande revue scientifique rencontré dans une conférence. Je lui parlais de la douleur ressentie par les travailleurs qui passent des heures debout. Mon interlocuteur ne pouvait pas être moins intéressé jusqu’à ce que je fasse un parallèle avec la fatigue que ressentent les gens qui visitent un musée. "Ah, la fatigue muséale ! Quel sujet intéressant. Nous préparons quelque chose là-dessus." »

Soudainement, il pouvait s’identifier. Ce qui fait dire à Karen Messing qu’à l’origine du manque d’intérêt des chercheurs pour les conditions de travail au bas de l’échelle, il y a aussi une question de disparités entre classes sociales.

OÙ SE TROUVE LA SOLUTION ?

Ce que Karen Messing propose n’est pas si difficile à appliquer. Elle croit qu’une série de petites mesures – la taille d’un sac-poubelle, la surface lisse d’un meuble qu’on doit épousseter tous les jours, la proximité d’un tabouret pour s’asseoir quelques minutes – pourrait améliorer la vie d’un très grand nombre de travailleurs.

Comment y arriver ? D’abord en écoutant les employés. Mais cette étape en soi n’est pas suffisante, avertit la chercheuse, car les gens, prisonniers d’une routine et d’une manière de faire, ne voient pas toujours ce qui cloche dans leurs mouvements et leur posture. Il faut absolument aller observer les travailleurs sur le terrain. Il faut aussi de l’argent pour financer les recherches.

Enfin, les institutions et les entreprises doivent intégrer les recommandations des ergonomes de façon permanente. « Il faut mettre des mécanismes en place », insiste la chercheuse qui cite en exemple un directeur des ressources humaines d’un grand hôpital montréalais très proactif qui a intégré toutes ses recommandations. Malheureusement, lorsqu’elle a visité l’hôpital quelques années plus tard, il ne restait rien de ces mesures. Le directeur était parti et, en l’absence de règles précises, son remplaçant n’avait pas poursuivi les efforts.

Les souffrances invisibles – Pour une science du travail à l’écoute des gens

Karen Messing

Écosociété

231 pages

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