Chronique

Le mythe de l’homme blanc muselé

Plusieurs voix se sont élevées ces derniers jours pour dénoncer le sort de l’homme blanc hétérosexuel. Si l’on en croit la complainte, l’homme blanc est une pauvre victime non reconnue. Muselé par le multiculturalisme, l’antiracisme, la rectitude politique, le féminisme, la gauche, alouette…

Ce pauvre homme blanc, victime à la fois d’un racisme et d’un sexisme pernicieux, n’aurait même plus le droit de donner son opinion sur certains sujets. Ce qui ne l’empêche pas de la donner jusqu’à plus soif, quotidiennement, sur plusieurs grandes tribunes. Cherchez l’erreur.

Les gens qui tiennent ce discours ont bien sûr droit à leur propre opinion. Mais ils n’ont pas le droit à leurs propres faits. Or, c’est là où le bât blesse. Ce discours victimaire fait fi de tout ce que nous enseignent les sciences sociales au sujet de la discrimination systémique. Il fait fi de la psychologie. Il fait fi de l’histoire. Il fait fi des rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés. Il fait fi de l’économie. Bref, il fait fi des faits… Rien que ça. Le jour où l’homme blanc hétéro pourra faire la preuve que, de manière systémique, il est victime de discrimination en raison de la couleur de sa peau ou de son sexe, on pourra en reparler.

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Tous ceux qui pleurent sur le sort de l’homme blanc devraient regarder le fascinant documentaire Êtes-vous raciste ? présenté mercredi prochain à 21 h sur les ondes d’ICI EXPLORA. Le film produit par la télévision publique australienne s’intéresse justement, tests scientifiques à l’appui, aux privilèges invisibles et aux préjugés inconscients que nous avons tous. Il montre l’urgence d’en prendre conscience si nous souhaitons vivre dans une société juste et égalitaire.

Dans le cadre de ce documentaire, l’ingénieure australienne et défenseure de la diversité culturelle Yassmin Abdel-Magied a invité quatre compatriotes de différentes origines à passer des tests sur leurs préjugés inconscients et à voir comment ils pourraient être surmontés. On invite aussi les téléspectateurs à faire quelques-uns des tests élaborés par des neuroscientifiques et à réfléchir à ce sujet complexe.

Quels sont les mécanismes du racisme ? Naît-on raciste ou le devient-on ? Qu’est-ce qui fait en sorte que l’on a de l’empathie pour un groupe et non pour un autre ? Pourquoi un policier a-t-il davantage tendance à croire que l’homme noir sur lequel il tire par erreur a une arme à la main alors qu’il s’agit d’un simple portefeuille ? Que faire pour déjouer les préjugés inconscients qui guident à notre insu certaines de nos attitudes ? Voilà quelques-unes des questions délicates et complexes que pose le documentaire.

Et si des solutions existent – on sait par exemple que le fait de nouer des liens étroits avec des gens d’origines différentes est un très bon moyen de désamorcer les préjugés –, on prend bien soin de noter que les solutions simples à un problème aussi complexe que le racisme n’existent pas.

Parmi les participants à l’expérience australienne, on compte Nick Folkes, leader d’un groupe anti-immigration d’extrême droite, qui s’est plaint après la diffusion qu’on ait voulu faire de lui le raciste de service du documentaire. La réalité est plus complexe. Mais encore faut-il accepter d’en prendre conscience avec humilité.

Le documentaire met en lumière le fait qu’il n’est pas nécessaire d’être d’extrême droite pour avoir des préjugés tapis dans son inconscient. Cela m’a rappelé l’exercice que j’ai moi-même fait l’an dernier. Dans le cadre d’un reportage sur la discrimination systémique, sous la supervision du professeur de psychologie de l’Université du Québec à Montréal Richard Bourhis, j’ai invité quelques personnalités à passer un test semblable – le Test d’association implicite mis sur pied par des psychologues américains. J’ai sollicité des gens de tous les partis politiques, l’ex-maire de Montréal et d’autres personnalités publiques. La plupart ont refusé de se prêter au jeu. Seuls quelques courageux ont accepté – Alexandre Taillefer, Dominique Anglade, Françoise David, Amir Khadir et Isabelle Hudon. Histoire de prêcher par l’exemple, le professeur Richard Bourhis et moi-même avons aussi passé le test et publié nos résultats, aussi embarrassants soient-ils.

Conclusion de l’expérience : j’ai des préjugés et vous en avez aussi, même si vous êtes convaincus de ne pas en avoir. Même un expert comme Richard Bourhis, qui a à cœur la lutte contre la discrimination, en a.

Les résultats à ces tests en disent plus long sur les rapports de pouvoir propres à notre société et sur les gens qui y sont le plus valorisés (hommes, blancs, minces, etc.) que sur les individus qui passent le test. Ils sont à l’image des stéréotypes les plus répandus dans la société, de l’éducation que l’on a reçue, des images qui dominent dans les médias.

Aucune société n’est à l’abri de la discrimination systémique. Mais toutes ont le devoir de la combattre, si l’égalité et la justice leur tiennent vraiment à cœur.

Pour qu’un début de réflexion sur ces enjeux soit possible et que des solutions soient mises de l’avant, un minimum d’introspection s’impose. Il faut commencer par reconnaître le problème dans toutes les sphères de la société, y compris dans les médias qui façonnent notre image du monde et ont une importante responsabilité en ce sens. C’est justement ce que vient de le faire le National Geographic. « Pendant des décennies, nos reportages étaient racistes. Pour nous en détacher, il nous faut le reconnaître », écrit la rédactrice en chef Susan Goldberg dans un numéro spécial où le magazine a demandé à un éminent historien d’examiner la représentation des personnes « de couleur » dans ses pages depuis plus d’un siècle. Un exercice responsable et courageux qui, on l’espère, en inspirera d’autres.

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