Opinion : Alcool et grossesse

Cuver sa vie

Le placenta ne filtre pas l’alcool. Chez la femme qui boit et dans le sang du bébé qu’elle porte, la concentration d’alcool est du pareil au même. Dès lors, le cerveau du fœtus arrosé s’en trouve plus ou moins ramolli. Une cerise dans de l’eau de vie, c’est loin d’être drôle.

« À quand remonte votre dernière consommation ? »

« Combien de consommations prenez-vous par jour, par semaine, par mois ? »

Ces questions à poser aux mères enceintes sont extraites du plus récent avis de santé publique sur l’alcool et les femmes enceintes (DSP 2016). Cette table de coordination panquébécoise à laquelle j’ai collaboré avec de nombreux experts a eu le mérite de raviver the question, litigieuse par excellence : 

Est-ce qu’un p’tit verre occasionnel durant la grossesse est néfaste pour le bébé ?

Mise à jour éclairée : on ne peut pas répondre « non ».

Désolé.

On sent la coupe, on trempe ses lèvres dedans, mais on la trompe avec du lait.

En toute bonne foi, plusieurs recherches ont été incapables d’établir que la consommation faible ou occasionnelle d’alcool au cours de la grossesse, notamment au troisième trimestre, avait des effets néfastes notables sur le fœtus. Mais en l’absence de données probantes sur la question du « un à deux verres par jour », la santé publique persiste à encourager l’abstinence.

Le principe de précaution se justifie d’abord par des chiffres qui auront échappé au florilège du chercheur Andrew Potter : c’est au Québec que la consommation d’alcool durant la grossesse est la plus élevée au Canada, un peu plus que le double de la moyenne des autres provinces canadiennes (StatCan 2008, ISQ 2006). La consommation d’alcool excessive – quatre consommations ou plus par occasion, au moins une fois par mois – chez les Québécoises en âge d’avoir des enfants a plus que doublé depuis le début des années 2000 (StatCan 2015). En 2013-2014, 21 % des Québécoises âgées de 15 à 49 ans ont eu une consommation excessive d’alcool.

Une seule cuite, une bonne, comme un vendredi soir au printemps, selon la biologie de la mère et du fœtus, pourrait détruire des zones entières du cerveau naissant, dont son corps calleux, normalement responsable du transfert d’informations entre le cerveau gauche et le droit.

Autrement, c’est l’effet couperet des tragédies ordinaires qui justifie la frilosité des autorités sanitaires sur l’alcoolisation fœtale.

Irrécupérable

Parmi les principales causes évitables d’anomalie congénitale, la condition est en grande partie irrécupérable. Elle charrie son lot de troubles organiques et développementaux ainsi que, de l’incompétence aux inconduites sexuelles, toutes les détresses sociales imaginables. Deux enfants alcoolisés sur trois seront élevés en dehors de leur famille biologique. Récupérés en familles d’accueil ou adoptés, puis jugés non éducables ou invivables, beaucoup se retrouveront institutionnalisés, ultérieurement incriminés pour des riens ou des délits graves.

On estime de nos jours qu’un détenu sur quatre pourrait avoir trempé dans l’alcool.

Environ la moitié des femmes alcooliques accoucheront d’un enfant atteint. Nous ne sommes pas en Russie, mais au Québec, dans la détresse au quotidien ou parmi nos populations autochtones. Quelques mères ne s’apercevront pas de la présence du nouveau-né, une majorité vivra dans la honte et la stigmatisation. « Chaque jour, je me demande quelle sorte de mère je suis pour avoir ruiné le cerveau de mon propre enfant », se condamnent-elles dans leur verbatim.

Dans un monde meilleur, les effets de l’alcool sur le fœtus se conjureraient, on pourrait intervenir systématiquement sur les parents à risque, ils auraient la capacité d’agir par responsabilité et non par culpabilité, il n’y aurait plus d’analphabétisme, de chômage, de violence familiale, de pauvreté, d’exclusion entretenant l’alcoolisme. Des elfes et des fées converseraient avec les enceintées pour leur redonner le pouvoir d’agir sur leurs destinées.

À l’examen, des enfants ne présentent aucun trait physique distinctif, d’autres affichent les signes du syndrome dit d’alcoolisation fœtale. Le diagnostic n’est pas facile à faire. À défaut d’expertise, il est souvent raté. J’ai eu l’occasion de soigner plusieurs jumeaux alcoolisés jusqu’à leur âge adulte, et ils étaient effectivement atteints de manières fort dissemblables, physiquement autant que psychiquement. Des travaux étonnants ont même démontré que plus les signes physiques étaient subtils, plus le préjudice cérébral était potentiellement grand.

Petit poids de naissance, courte taille, microcéphalie, anomalies cardiaques ou rénales, le visage, surtout, est morphologiquement différenciateur. Les yeux sont petits. La dépression linéaire qu’on trouve normalement entre la base du nez et la bouche, et qu’on appelle le « philtrum », est effacée, donnant l’impression d’un bec propulsé vers l’avant. La lèvre supérieure est fine, on ne pourrait pas y mettre du rouge à lèvres. Le menton est fuyant.

Aux troubles spatio-temporels s’associent des troubles moteurs, des troubles du langage, de l’inattention, des liens d’attachement fragiles et une pensée concrète obligée. Malgré des compétences parfois préservées, ces enfants progressent mal dans l’abstraction. Leur incompréhension des rapports de cause à effet les contraint à ne pas apprendre de leurs erreurs. Dans une certaine bonhomie, leurs fautes de jugement pullulent.

Penauds, mous, crédules, souvent trop sympathiques, à l’école ils sont intimidés.

Leur dépendance en un deuxième cerveau, tuteur ou éducateur, s’avère le plus souvent permanente.

Une étude réalisée en 2014 en Alberta estime l’incidence des effets de l’alcool sur le fœtus jusqu’à 43,8 pour 1000 naissances. À titre comparatif, avec cette donnée et d’autres travaux épidémiologiques, et considérant que l’autisme a une prévalence de 1 à 2 %, nous parlons donc de deux fois plus d’enfants en alcoolisme fœtal. Avec un trou béant de reconnaissances cliniques, de services thérapeutiques et éducatifs adaptés, le nouveau budget électoraliste pris en compte.

La vie des pédiatres est dorénavant jalonnée de petites victimes de maladies orphelines ou débilitantes, d’enfants qui n’atteindront jamais leurs 18 ans. À leurs côtés, ces alcoolisés fœtaux, dans une dépendance sans fin à leurs familles et au social.

On croirait comprendre qu’une otite, comparativement, c’est de la petite bière.

Sauf qu’il n’y a pas de petits malheurs.

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