Chronique

La synergologie, commode et reposante

À la fin, c’est l’essayiste Normand Baillargeon qui a raison sur la synergologie, cette pseudoscience dont je vous ai fait le portrait ce week-end. Dans un court éditorial vidéo inclus dans le numéro d’hier dans La Presse+, l’auteur du Petit Guide d’autodéfense intellectuelle expliquait que chacun est libre de croire.

« C’est sage de distinguer entre un usage privé de la raison et un usage public de la raison. La liberté de croyance des individus, qui renvoie à un usage privé de la raison, ne saurait être limitée… »

Traduction : chacun a le droit de croire à ce qui lui plaît. Croire en Dieu, croire aux lignes de la main, croire à l’homéopathie : cela relève de la liberté individuelle.

« Mais quand il s’agit des institutions, ajoutait le professeur Baillargeon, quand il s’agit des écoles, des universités, des tribunaux, quand il s’agit non plus d’un usage privé mais public de la raison, ces institutions, et les membres qui la composent, ont un devoir de respect pour les normes pour et par lesquelles celles-ci existent… »

Traduction : quand le Barreau, quand le Service de police de la Ville de Montréal, quand l’Université Laval, quand la magistrature – pour n’évoquer que ces institutions – laissent les synergologues entrer en leur sein, ils cautionnent un outil qui nie la science existante.

Je cite là-dessus Pascal Lardellier, professeur de communication français, auteur en 2008 d’un article savant intitulé Pour en finir avec la synergologie, qui m’a dit en entrevue : « La synergologie, comme un cheval de Troie, entre dans les administrations. Quand elle a un pied dans la porte, elle y produit les éléments de sa propre légitimité. Sa stratégie : capter et accroître une légitimité. La légitimité vient de trois choses : de l’université (qui la lui refuse), des médias (mais d’un point de vue académique, ces présences-médias n’ont pas de poids) et de l’achat de ses formations par des organisations… Comme le Barreau du Québec. »

Ce qui nous amène aux médias. Nous, les journalistes, avons aussi une responsabilité dans la propagation des mirages synergologiques, quand nous citons les synergologues pour décrypter le langage non verbal de chefs politiques ou de témoins à la commission Charbonneau.

La synergologie nous utilise comme caution. Être cité dans La Presse, dans le Journal de Montréal, à Télé-Québec, pour ne parler que des médias québécois, c’est une caution. Il faut en être conscient.

« Je suis alarmée de constater que des médias utilisent des synergologues comme experts, m’a dit Maria Hartwig, professeure au Jon Jay College of Criminal Justice de New York, auteure et coauteure de plusieurs articles scientifiques sur le non-verbal, dont la tromperie. Je ne veux pas insulter la profession journalistique, mais c’est un problème. Une simple recherche dans la littérature scientifique peut montrer que la synergologie n’est pas un champ scientifique établi. »

Pour le professeur Lardellier, si les médias citent des synergologues, c’est parce que c’est commode : « Les journalistes ne sont pas des imbéciles, ils sont pressés. On va au plus pressé, et le synergologue a des réponses toutes faites. Nicolas Sarkozy se gratte le nez deux fois, donc ça veut ceci ou cela. Mais ce n’est pas parce que vous êtes pressés que vous devez être crédules. Creuser la synergologie, c’est un enjeu déontologique pour vous. Si quelqu’un disait : “Je guéris le cancer !”, vous seriez plus sceptiques. Alors ça pose la question de la responsabilité des gens qui ont la parole publique. »

Cette enquête s’est penchée sur la synergologie, un outil qui a l’air si fondé que son criant déficit de validité scientifique ne l’empêche pourtant pas de s’immiscer partout, des congrès d’ingénieurs aux salles d’interrogatoire de la police en passant par la formation universitaire de fonctionnaires chargés d’enquêtes civiles au gouvernement québécois.

Alors il y a la synergologie. Elle est partout parce qu’elle est partout, comme on disait de l’actrice Zsa Zsa Gabor qu’elle était connue parce qu’elle était connue.

La question plus vaste et plus vertigineuse : à part la synergologie, à quoi d’autre croyons-nous qui soit, dans les faits, parfaitement dans le champ ?

***

Cette série sur la synergologie a pu sembler être une série sur la science. Ce l’était, un peu. Mais c’est en parlant avec Serge Larivée, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, spécialiste des pseudo-sciences et de l’intelligence humaine, auteur de l’essai Quand le paranormal manipule la science, que j’ai compris que cette série était à propos d’autre chose, en filigrane. De la foi…

Je disais au prof Larivée que je m’étonnais de voir que des gens parfaitement intelligents réagissaient parfois avec hostilité quand je leur disais que la science contredit la synergologie, que ce qu’enseigne la synergologie est, le plus souvent… faux.

« La synergologie, c’est jouissif, m’a-t-il répondu. Pour fonctionner, le cerveau a besoin de sens. Sais-tu ce qui fait sens ?

– Qu’est-ce qui fait sens, Professeur ?

– Croire. C’est reposant, de croire. L’esprit critique, c’est pas reposant. »

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