Livre

Le syndrome de la chaise

Le panda et le Jerrold

J’ai passé une partie de mon enfance assis devant la télévision, atteint du syndrome de la chaise, et mon aversion pour mes muscles y était probablement pour quelque chose. Aussi sportif qu’un panda géant, je trouvais plus agréable, tôt le matin, de regarder cinq dessins animés diffusés simultanément sur des chaînes différentes. Nous étions au début des années 1970. La télécommande n’existait pas. Pour éviter de me lever chaque fois pour changer de chaîne, je m’assoyais par terre, à un bras de distance de la télévision.

Nos voisins, les Nadeau, étaient beaucoup plus choyés que nous. Ils s’étaient procuré un appareil révolutionnaire : un Jerrold. Il s’agissait d’une petite boîte rectangulaire reliée à leur télévision par un fil, qui leur permettait de changer de poste sans quitter le confort de leur fauteuil. J’étais jaloux et surtout attristé devant le refus catégorique de mes parents de nous procurer ledit Jerrold.

« Denis, sois patient, ils vont le perfectionner », répondaient-ils à mes demandes insistantes.

Mes parents étaient visionnaires sans le savoir, et j’applaudis maintenant leur sagesse. Mais, à l’époque, je ne parvenais pas à m’expliquer pourquoi nous acceptions de nous lever pour changer de chaîne. Le progrès venait d’arriver par la grande porte, et nous nous en privions.

Le progrès, vraiment ?

Zéro contraction

Bien avant la mise en marché du Jerrold, les experts en marketing avaient compris que l’immobilité a un immense pouvoir d’attraction sur l’être humain. Depuis, ils s’appliquent à vous vendre un nombre incalculable d’objets dont la seule raison d’être est de diminuer vos efforts musculaires, comme si ceux-ci étaient quelque chose de ringard dont la modernité devait vous libérer.

« Zéro contraction » est le leitmotiv à la mode ; même le mot « paresse » a bonne presse et s’infiltre dans une marque de commerce comme La-Z-Boy (lazy).

L’immobilité et l’innovation technologique sont des concepts convergents qui chambardent vos vies, au travail comme à la maison. C’est notamment le cas des travailleurs manuels, qui voient encore aujourd’hui plusieurs de leurs tâches se sédentariser en raison de la mécanisation ou de l’informatisation. Durant les cinquante dernières années, la proportion d’emplois physiquement exigeants du secteur privé est passée de près de 50 % à 20 %. Ce changement radical a entraîné des répercussions sur la condition physique des travailleurs et une diminution significative de leur dépense énergétique. L’équipe de Timothy Church, du regroupement de l’Université d’État de Louisiane, l’a évaluée à au moins 100 calories par jour. Imaginez l’effet, échelonné sur toute une vie !

Durant les 50 dernières années, la proportion d’emplois physiquement exigeants est passée de 50 % à 20 %, ce qui représente une diminution de la dépense énergétique des travailleurs d’au moins 100 calories par jour.

Le principe du « je-te-vends-un-produit-pour-que-tu-bouges-moins » s’applique aussi à nos modes de déplacement – pensons à la bicyclette électrique ou à la voiture autonome – ainsi qu’aux activités domestiques. Celles-ci sont de plus en plus assurées par des machines ou par notre téléphone intelligent, à partir duquel on peut pratiquement tout faire en demeurant assis. Personne n’est contre le progrès, moi non plus, mais n’y a-t-il pas des limites à mettre nos muscles à off ?

La sédentarité, c’est quoi au juste ?

Un monde sous les 1,5 MET

Le MET est l’unité de mesure qui équivaut à vos besoins en énergie lorsque vous êtes au repos. Marcher lentement exige légèrement plus que 2 MET, les rapports sexuels en demandent de 4 à 6 et un sprint de 100 mètres peut en réclamer plus de 15.

Pour les experts en activité physique, vous êtes sédentaire lorsque vous êtes assis ou couché, en période d’éveil, et que vous dépensez une quantité d’énergie égale ou inférieure à 1,5 MET. La sédentarité correspond donc à des activités ou à des comportements qui ne sont pas physiquement exigeants. Pour le dire autrement : la grande majorité de vos comportements sédentaires se résument à la position assise.

Tout n’est cependant pas si simple dans le monde du moins de 1,5 MET, et des précisions doivent être apportées.

Exclure les périodes de récupération

Les périodes de récupération sont indispensables à votre santé physique et mentale. Elles ne doivent pas être confondues avec la sédentarité. Par exemple, faire une sieste ou s’asseoir quelques minutes après un entraînement ne représentent pas des comportements sédentaires, pour autant qu’ils ne se prolongent pas.

Le hamster qui fait la différence

Il existe deux types de sédentarité : active et passive. La sédentarité passive correspond à une activité ou à un comportement sédentaire durant lequel le hamster dans votre tête dort paisiblement. Vous ne réfléchissez pas, votre degré de concentration est bas et votre corps est pratiquement immobile. Quant à la sédentarité active, elle est plutôt associée à des degrés de stimulation cognitive élevés et à des mouvements de faible amplitude reproduits pendant la manipulation d’objets ou lors d’interactions avec une personne ou un ordinateur.

La sédentarité active, comme le temps passé à lire, à jouer à des jeux de table, à écrire ou à socialiser, causerait moins de dommages à votre santé que de regarder la télévision, soit la forme de sédentarité passive la plus courante et la plus étudiée. L’équipe d’Esther García-Esquinas, de l’Université autonome de Madrid, a d’ailleurs démontré que la sédentarité passive est associée à des limitations fonctionnelles chez les aînés, et ce, sans égard au temps qu’ils consacrent aux activités physiques. Aucune association n’a toutefois été observée entre les limitations fonctionnelles et la sédentarité active.

La grande majorité de vos comportements sédentaires se résument à la position assise.

Deux concepts distincts

Nuances essentielles

La sédentarité et l’activité physique sont des concepts distincts, l’un n’étant pas le contraire de l’autre. Aussi, il est impossible de deviner votre niveau d’activité physique en s’appuyant uniquement sur la durée de vos comportements sédentaires, et vice versa. C’est comme avoir les cheveux blonds et manger du pain brun : l’un n’est pas lié à l’autre. Ces précisions sont essentielles à saisir si vous souhaitez diminuer les effets de la sédentarité sur votre santé.

La distinction entre la sédentarité et l’activité physique a été soulevée à maintes reprises par différentes études scientifiques. Par exemple, une équipe de George Whitfield de l’École de santé publique de l’Université du Texas a démontré qu’un coureur récréatif pouvait passer jusqu’à 10 heures par jour en position assise, bien qu’il consacre plusieurs heures à son sport de prédilection. Même l’entraînement d’un marathonien n’aurait pas d’effets sur ses comportements sédentaires.

Exemple 1 : Julie, avocate, cycliste et nageuse assidue. Julie est sans aucun doute une grande sportive. Cependant, elle passe ses journées assise à son bureau, ce qui la rend à la fois sédentaire et active.

Exemple 2 : Philippe, guide touristique et ornithologue amateur. Philippe ne raffole ni des sports ni de la télévision. La plupart de ses activités requièrent plus de 1,5 MET. Il n’est donc pas sédentaire, bien qu’il soit inactif en ne pratiquant pas régulièrement au moins une activité physique d’intensité modérée ou soutenue.

Une position par défaut

Une kalachnikov ?

La vague de sédentarité nous a tous emportés sur son passage. Année après année, des records historiques sont pulvérisés. Par exemple, le temps moyen consacré à la sédentarité est passé de 26 heures par semaine en 1965 à 38 heures en 2009. La position assise est devenue la position par défaut, car il n’y a rien de plus simple que de s’asseoir. Et on peut répéter la chose aussi souvent qu’on le souhaite, puisqu’elle demande si peu d’énergie. Tout le monde le fait, fais-le donc !

Mais pourquoi donc sommes-nous assis aussi souvent ?

La chaise n’est pas armée d’une kalachnikov ; personne ne s’assoit sous la contrainte. Il n’en demeure pas moins qu’on se comporte comme si c’était le cas en raison d’une norme sociale dominante qu’il est difficile de transgresser. Même les excès de la position assise sont normalisés. Par exemple, on accepte facilement qu’une personne reste sur sa chaise du matin au soir, presque sans interruption, mais on s’inquiète pour ceux qui passent quelques heures de plus que d’habitude au lit.

Cette normalisation peut sembler anodine, mais l’hégémonie de la position assise entraîne des conséquences sur vos muscles, votre condition physique et vos rapports sociaux. Et tout cela parce que la position assise s’est infiltrée graduellement dans nos habitudes collectives à une époque où la science ne connaissait pas les effets néfastes de la sédentarité. Un scénario semblable s’est d’ailleurs amorcé au même moment concernant la cigarette, alors qu’elle jouissait encore d’un capital de sympathie.

Exercice à reculer dans le temps

Imaginez-vous en 1942. Vous fumez la cigarette sans vous en inquiéter. Vos alvéoles pulmonaires sont encore en pleine lune de miel avec cette nouveauté nicotinée qu’on offre même aux soldats pendant les guerres en guise de baume sur leurs souffrances. Tout le monde fume, et c’est très bien comme ça. La cigarette s’est infiltrée dans toutes les classes de la société, elle donne du style aux vedettes de cinéma et elle est si bien intégrée aux habitudes de vie que personne ne s’offusque de voir des publicités mettant en scène des médecins et de jeunes enfants qui aiment la cigarette et vantent les mérites de telle ou telle marque.

Attachez vos tuques

N’eût été le manque de connaissances concernant les effets néfastes du tabac sur la santé, la cigarette n’aurait jamais bénéficié d’un niveau aussi élevé d’acceptabilité. Par chance, les avancées scientifiques ont permis de remettre les pendules à l’heure, et cette époque où les médecins et les jeunes enfants encensaient la cigarette est révolue. Désormais, personne ne met en doute que l’inhalation de sa fumée cause le cancer, qu’elle est un facteur de risque de plusieurs autres maladies et qu’elle bousille les poumons et la capacité cardiorespiratoire. Il n’était pas trop tôt pour mettre fin à notre lune de miel avec la cigarette. Le temps est maintenant venu de faire la même chose avec la position assise. Et attachez vos tuques, car il y aura un combat à mener dans les moindres recoins de vos habitudes, au travail comme à la maison, ainsi que dans vos façons de vous déplacer.

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