Chronique

Le puzzle fou de l’alimentation à deux vitesses

La nouvelle est tombée comme une tonne de briques, lancée par Sylvain Charlebois, nouveau recteur de l’Université Dalhousie, spécialiste de l’agroalimentaire : depuis un an, du 25 mai 2015 au 25 mai 2016, plus du tiers des Québécois (34 %) ont diminué de façon notable leur consommation de fruits et de légumes frais. Pour l'ensemble du pays, la proportion de Canadiens qui ont réduit leur consommation est de 26 %.

Pourquoi ? L’augmentation des prix. Le fameux chou-fleur à 10 $ en a traumatisé plus d’un. Une partie de cette consommation s’est tournée vers les produits congelés. Une autre petite part vers les jus. Mais le produit frais a de toute évidence fait les frais. On en saura beaucoup plus lundi quand la recherche conjointe des universités de Guelph et de Dalhousie sera rendue publique.

Et on en saura donc plus sur une triste tendance de plus en plus évidente et illustrée par cette analyse : nous vivons désormais dans un système d’alimentation à deux vitesses.

On s’inquiète constamment de la privatisation des soins de santé, car on veut qu’ils restent égalitaires, offerts à tous gratuitement, pareils partout. Mais pendant ce temps, l’alimentation devient clairement polarisée. Avec, d’un côté, les fortunés qui mangent de bons produits bien frais, voire bios, et qui suivent les recommandations des médecins et des nutritionnistes pour rester en santé à coups de jus de kale et de desserts à la mangue et à l’argousier.

Et de l’autre côté, il y a les gens dont on déplore sans cesse les problèmes de surpoids, mais pour qui, de plus en plus, la seule alimentation accessible est justement l’hypercalorique, industrielle, parce qu’elle nourrit grassement à peu de frais.

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Pour tout dire, si on en croit la plupart des présentateurs hier, les tendances en général, dans le domaine alimentaire, ne sont pas vraiment encourageantes.

Kristelle Audet, économiste senior du Conference Board, est venue parler, par exemple, de la diminution des ventes des détaillants et grossistes alimentaire, une contraction du marché qui dépasse largement au Québec celle constatée dans le reste du pays. L’explication : la population vieillissante ici, où moins d’immigrants viennent rajeunir la moyenne d’âge tirée vers le haut par les baby-boomers – dont l’appétit et les revenus disponibles ont diminué pour la plupart. Et cela, même si un petit pourcentage riche a un bon pouvoir de consommation.

Peut-être devrait-on tirer parti de cette réalité pour diminuer les formats ? Mylène Drouin, médecin spécialiste en santé publique, croit en effet que si trop de personnes souffrent d’insécurité alimentaire, trop souffrent aussi des effets sur le poids des portions trop grosses – sans parler du gaspillage.

Mais comment les changer ? Réglementation ? Initiatives libres de l’industrie ? Les participants n’ont pas tranché.

Mais sachez que si nous souffrons d’embonpoint, ce n’est pas parce que nous ne savons pas nous nourrir et que nous ne sommes pas conscients des défis alimentaires à relever. Nous avons même souvent des préoccupations excessives par rapport au poids, a rappelé la Dre Drouin.

En fait, plus de 80 % de la population est conscientisée à ces questions, a rappelé Annick Van Campenhout, directrice générale du Conseil des initiatives pour le progrès en alimentation. Selon ses statistiques, seulement 19 % de la population est insouciante par rapport à ce qu’elle mange.

Autre constatation : de façon générale, notre système agroalimentaire n’est pas très efficace pour répondre aux défis de productivité, de diversité… Personne n’a débattu de l’à-propos du monopole syndical de l’Union des producteurs agricoles, mais selon M. Charlebois, « au Québec, on a souvent l’impression qu’on a arrêté le temps ». Le recteur de Dalhousie croit qu’il manque de professionnalisme, de formation.

La machine ne marche pas efficacement. D’ailleurs, Portia MacDonald-Dewhirst, directrice générale du Conseil canadien pour les ressources humaines en agriculture, est venue enjoindre les agriculteurs à écouter les consommateurs, et elle a aussi communiqué ce chiffre marquant : selon ses recherches, quelque 116 millions de dollars de revenus échappent aux agriculteurs parce qu’il leur manque, actuellement, environ 8700 travailleurs agricoles. On prévoit que dans 10 ans, si rien n’est fait pour corriger la situation, ce sera 10 000. « Il y a de grosses pénuries de main-d’œuvre, et ça coûte cher », a-t-elle constaté.

Selon elle, il faut revoir nos politiques d’accueil des travailleurs étrangers et ouvrir les portes aux travailleurs d’ici, tout en améliorant les programmes de formation.

Oh, et il faut « assurer une diversification de l’agriculture », a dit le professeur Guy Debailleul, de l’Université Laval, et trouver du financement pour aider la relève des entreprises agricoles et alimentaires, a ajouté M. Charlebois…

Bref, quelque huit ans après le dépôt du rapport Pronovost pourtant exhaustif, très peu a été fait au Québec pour moderniser notre système, et les défis s’accumulent : augmenter la productivité et l’accès de travailleurs payés décemment aux champs, penser à cela tout en tenant compte de la baisse des revenus disponibles de la population. Et assurer qu’on nourrisse sainement tout le monde, sans pousser les moins nantis vers l’industriel bon marché…

Le puzzle est complexe.

Peut-être faudra-t-il maximiser l’efficience des ressources avec des applications performantes de l’économie du partage capables d’aider de petits ou de nouveaux fermiers à échanger leurs outils et leurs équipements et réduire les investissements en capitaux ? Peut-être faudra-t-il lutter contre le gaspillage avec des outils de maximisation des ressources et des produits ? Je te prête ma terre qui ne sert à rien, on partage les récoltes, on réseaute pour que tout soit mangé, on partage les surplus dans les soupes populaires.

Peut-être faudra-t-il multiplier les projets de microagriculture pour permettre aux moins nantis de se payer des produits frais ?

La recherche de pistes à la fois écolos, santé, abordables et accessibles à tous, et partout, va demander beaucoup d’imagination et de flexibilité.

Le puzzle est complexe.

Et inquiétant.

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