RADIOS-POUBELLE

L’œuf ou la poule ?

Il y a plusieurs années, lorsque je vivais à Québec, j’ai été souvent, comme bien d’autres, la cible de sa radio-poubelle.

Je voudrais rappeler un de ces incidents pour illustrer ce qu’est la radio-poubelle. C’était en 2002 ou en 2003, alors que la ville était ébranlée par ce qu’on a appelé le scandale de la prostitution juvénile. André Arthur, le père de cette radio, alors qu’il partageait un micro avec Jeff Fillion, en quelque sorte son fils spirituel, a dit avoir appris que j’avais fait un voyage à Prague avec Robert Gillet, un animateur vedette qui faisait partie des accusés dans ce scandale. Prague, a-t-il poursuivi, est la capitale de la prostitution juvénile en Europe. Ce qui l’a amené à conclure en ondes, quelque chose qui, de mémoire, ressemblait à ceci : « Et je n’ai qu’une question pour Alain Dubuc. Prague, M. Dubuc, Prague ! »

Ça résume assez bien jusqu’où cette radio peut aller : des mensonges – non, je n’étais pas allé à Prague – , des attaques souvent malicieuses, la capacité des animateurs de blesser les victimes et de souvent créer un véritable climat de terreur, auquel je pouvais toutefois mieux résister que leurs cibles originaires de Québec qui voulaient poursuivre leur vie dans cette ville.

C’était il y a une quinzaine d’années. Mais André Arthur, même s’il a perdu des plumes, est toujours là. Il a même réussi à tenir les propos les plus immondes qu’on a pu entendre après la tuerie de la mosquée de Sainte-Foy, en parlant de l’amende pour insalubrité imposée à la boucherie d’Azzeddine Soufiane, une des victimes. Jeff Fillion sévit toujours et n’a pas perdu l’habitude des attaques personnelles blessantes, par exemple à l’égard d’Alexandre Taillefer au moment du suicide de son fils. Ils ont des héritiers, moins méchants toutefois, mais tout autant à droite, avec la même propension aux diatribes sans filtre et à l’insulte.

Après le drame de la semaine dernière, on s’est demandé, notamment à Tout le monde en parle, si cette radio-poubelle a pu contribuer à encourager à Québec un climat propice aux manifestations d’islamophobie.

Mais est-ce la radio qui crée ce climat, ou est-ce plutôt l’état d’esprit et les idées d’une partie de la population qui permet à cette radio de survivre et de prospérer ? L’œuf ou la poule ? Je penche personnellement pour cette deuxième hypothèse.

Cette radio ne survivrait pas s’il n’y avait pas des gens pour écouter et applaudir ses animateurs. Elle joue toutefois un rôle d’amplificateur en attisant les braises, en légitimisant les dérives.

Qu’est-ce qui fait donc alors le succès de cette radio ? Le premier grand facteur d’explication, c’est l’homogénéité d’une ville blanche, francophone et catholique, ce qui est assez atypique pour une agglomération de 750 000 habitants. Ceux-ci ne sont pas intrinsèquement plus intolérants qu’ailleurs, mais ils sont probablement plus méfiants à l’égard des communautés culturelles parce qu’il y a peu d’immigrants à Québec. Cette méfiance freine la capacité d’accueil de la capitale, dans une espèce de cercle vicieux dont elle a du mal à sortir.

Cette homogénéité a un effet sur le style et les idées de cette radio. D’abord, elle pousse à séparer le monde entre « nous » et « eux », avec les dérives que cela permet. Ensuite, parce que tout le monde se connaît, la radio de Québec a tendance à critiquer les gens plutôt que les idées, à se lancer dans des attaques très personnelles.

L’autre grand facteur, c’est la colère. Malgré le charme de cette ville, sa qualité de vie, le caractère chaleureux de ses habitants et son faible taux de chômage, il existe dans cette ville un fort sentiment de frustration qui colore les comportements collectifs et les rapports sociaux.

D’abord un ressentiment social nourri par des divisions de classe encore très marquées, avec des élites locales assez fermées pour qui le quartier d’où l’on vient, les origines familiales, les écoles où l’on a étudié comptent encore. Cette coupure a même une réalité physique, avec la Haute-Ville et la Basse-Ville, si forte qu’il y a même deux défilés du Carnaval, un à Charlesbourg dans la Basse-Ville et un autre dans le quartier Montcalm dans la Haute-Ville.

Ensuite, une véritable colère contre Montréal, qui prend parfois des allures obsessionnelles, difficile à comprendre pour un Montréalais, mais qui reste un thème récurrent.

Enfin, une hostilité envers le gouvernement, l’État, les fonctionnaires. Un réflexe, étonnant au premier abord, qui tient au fait que la plupart des habitants de la capitale ne sont pas des fonctionnaires, qu’ils ne profitent donc pas de la manne de l’État, et qu’ils voient de plus près ses ratés et ses abus.

C’est tout cela qui nourrit la radio-poubelle. La fermeture nourrie par l’homogénéité. La colère contre les élites, surtout locales, et contre Montréal. Le discours d’une droite antigouvernementale qui se reflète dans les habitudes électorales de la région.

RADIO-POUBELLE

L’œuf ou la poule ?

Il y a plusieurs années, lorsque je vivais à Québec, j’ai été souvent, comme bien d’autres, la cible de sa radio-poubelle.

Je voudrais rappeler un de ces incidents pour illustrer ce qu’est la radio-poubelle. C’était en 2002 ou en 2003, alors que la ville était ébranlée par ce qu’on a appelé le scandale de la prostitution juvénile. André Arthur, le père de cette radio, alors qu’il partageait un micro avec Jeff Fillion, en quelque sorte son fils spirituel, a dit avoir appris que j’avais fait un voyage à Prague avec Robert Gillet, un animateur vedette qui faisait partie des accusés dans ce scandale. Prague, a-t-il poursuivi, est la capitale de la prostitution juvénile en Europe. Ce qui l’a amené à conclure en ondes, quelque chose qui, de mémoire, ressemblait à ceci : « Et je n’ai qu’une question pour Alain Dubuc. Prague, M. Dubuc, Prague ! »

Ça résume assez bien jusqu’où cette radio peut aller : des mensonges – non, je n’étais pas allé à Prague – , des attaques souvent malicieuses, la capacité des animateurs de blesser les victimes et de souvent créer un véritable climat de terreur, auquel je pouvais toutefois mieux résister que leurs cibles originaires de Québec qui voulaient poursuivre leur vie dans cette ville.

C’était il y a une quinzaine d’années. Mais André Arthur, même s’il a perdu des plumes, est toujours là. Il a même réussi à tenir les propos les plus immondes qu’on a pu entendre après la tuerie de la mosquée de Sainte-Foy, en parlant de l’amende pour insalubrité imposée à la boucherie d’Azzeddine Soufiane, une des victimes. Jeff Fillion sévit toujours et n’a pas perdu l’habitude des attaques personnelles blessantes, par exemple à l’égard d’Alexandre Taillefer au moment du suicide de son fils. Ils ont des héritiers, moins méchants toutefois, mais tout autant à droite, avec la même propension aux diatribes sans filtre et à l’insulte.

Après le drame de la semaine dernière, on s’est demandé, notamment à Tout le monde en parle, si cette radio-poubelle a pu contribuer à encourager à Québec un climat propice aux manifestations d’islamophobie.

Mais est-ce la radio qui crée ce climat, ou est-ce plutôt l’état d’esprit et les idées d’une partie de la population qui permettent à cette radio de survivre et de prospérer ? L’œuf ou la poule ? Je penche personnellement pour cette deuxième hypothèse.

Cette radio ne survivrait pas s’il n’y avait pas des gens pour écouter et applaudir ses animateurs. Elle joue toutefois un rôle d’amplificateur en attisant les braises, en légitimisant les dérives.

Qu’est-ce qui fait donc alors le succès de cette radio ? Le premier grand facteur d’explication, c’est l’homogénéité d’une ville blanche, francophone et catholique, ce qui est assez atypique pour une agglomération de 750 000 habitants. Ceux-ci ne sont pas intrinsèquement plus intolérants qu’ailleurs, mais ils sont probablement plus méfiants à l’égard des communautés culturelles parce qu’il y a peu d’immigrants à Québec. Cette méfiance freine la capacité d’accueil de la capitale, dans une espèce de cercle vicieux dont elle a du mal à sortir.

Cette homogénéité a un effet sur le style et les idées de cette radio. D’abord, elle pousse à séparer le monde entre « nous » et « eux », avec les dérives que cela permet. Ensuite, parce que tout le monde se connaît, la radio de Québec a tendance à critiquer les gens plutôt que les idées, à se lancer dans des attaques très personnelles.

L’autre grand facteur, c’est la colère. Malgré le charme de cette ville, sa qualité de vie, le caractère chaleureux de ses habitants et son faible taux de chômage, il existe dans cette ville un fort sentiment de frustration qui colore les comportements collectifs et les rapports sociaux.

D’abord un ressentiment social nourri par des divisions de classe encore très marquées, avec des élites locales assez fermées pour qui le quartier d’où l’on vient, les origines familiales, les écoles où l’on a étudié comptent encore. Cette coupure a même une réalité physique, avec la Haute-Ville et la Basse-Ville, si forte qu’il y a même deux défilés du Carnaval, un à Charlesbourg dans la Basse-Ville et un autre dans le quartier Montcalm dans la Haute-Ville.

Ensuite, une véritable colère contre Montréal, qui prend parfois des allures obsessionnelles, difficile à comprendre pour un Montréalais, mais qui reste un thème récurrent.

Enfin, une hostilité envers le gouvernement, l’État, les fonctionnaires. Un réflexe, étonnant au premier abord, qui tient au fait que la plupart des habitants de la capitale ne sont pas des fonctionnaires, qu’ils ne profitent donc pas de la manne de l’État, et qu’ils voient de plus près ses ratés et ses abus.

C’est tout cela qui nourrit la radio-poubelle. La fermeture nourrie par l’homogénéité. La colère contre les élites, surtout locales, et contre Montréal. Le discours d’une droite antigouvernementale qui se reflète dans les habitudes électorales de la région.

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