Déserter

Déserter. Mot chargé idéologiquement : on peut déserter l’armée pour être fidèle à ses valeurs. Mais déserter est le plus souvent synonyme d’abandon, d’abdication, de départ brutal. Le mot avait été murmuré au printemps 2020 dans le sillage de la révélation par le journaliste Aaron Derfel des morts indécentes survenues au CHSLD Herron. Il revient depuis quelques jours dans l’actualité grâce aux audiences publiques menées par la coroner Géhane Kamel.

Des travailleuses, des proches, ont décrit le désarroi, la stupeur, la maltraitance endémique, les détails graphiques, les incivilités ahurissantes, la faim, la soif, les supplications, comment certains employés avaient appelé leur famille en renfort, qui donnaient à boire aux mourants, qui soulevaient des montagnes, sans masques ni équipement, en pleurs, pour redonner un peu de dignité aux suppliants. Quel désastre que ces morts atroces d’hommes et de femmes qui payaient une fortune pour couler leurs dernières années en toute sécurité. On a aussi parlé du CIUSSS, des propriétaires délinquants chroniques, de tous ceux qui voyaient venir la catastrophe ; la mort de 31 êtres humains. Ces témoins ont aussi évoqué ceux et celles qui se sont barrés, apeurés par la COVID-19, ceux qui ont déserté.

On préfère ne pas trop soulever la question des désertions. Ces fugues sont une minorité parmi des travailleurs qui l’ont difficile, qui sont au front pendant des heures de fous pour des salaires dérisoires, et qui méritent toute notre reconnaissance. Mais cette minorité existe. Elle a vu l’enfer, et s’est sauvée. Par peur ? Par désintérêt ? Par manque d’humanité ? Difficile de répondre ; on ne sait pas de qui on parle. Ce sont des fantômes qui ont ghosté leurs patients… Mais la question demeure, obsédante.

Comment peut-on, aux pires heures, abandonner ses semblables, laisser agoniser des êtres humains parmi les plus vulnérables ?

Qu’est-ce que cela dit de nous, leurs enfants et petits-enfants ? Qu’est-ce que ça révèle de notre incapacité à faire du lien, reconnaître l’humanité ?

Eux, mais nous tous aussi, avons failli.

On s’occupe mal des vieux, on ne veut pas voir les faibles.

Alors que certains désertaient, le trio gouvernemental avait inventé cet euphémisme pour parler du personnel de soins : les Anges Gardiens. À défaut de salaire, on leur donnait des ailes. Ce terme fut un cache-misère qui dissimulait ceux et celles qui quittaient ou fuyaient l’épicentre des horreurs de la pandémie au Québec.

Reste cette incompréhension, intacte : comment peut-on refuser l’assistance à un humain qui te supplie et qui mourra seul ?

Récemment, un médecin me parlait de la situation quotidienne dans son hôpital : le personnel déserte. C’est le mot qu’il a employé. Je lui ai fait répéter. Oui, ils quittent le navire. Ne veulent plus prodiguer de soins. Histoire de conditions, de surcharge de travail, de manque de reconnaissance, certes. Mais il pointait aussi le désintérêt de plusieurs. Soigner, prendre soin de l’autre n’intéresse plus certains qui y ont cru. On a longtemps véhiculé l’idée que les métiers du care étaient une vocation. Depuis, on a encadré, professionnalisé les soins, mais la référence à la bonté et à l’humanité est restée, et anime encore la majorité des soignants. Mais il y a ces déserteurs, pour qui l’humanité est en option.

On revient toujours à Herron, car la laideur y a éclaté.

Herron est un miroir noir qui nous est tendu.

Comment ont-ils pu fuir ? Comment abandonne-t-on des mourants ? Quel fil se casse, sont-ce les cris, les odeurs, la peur ? Quand cesse-t-on de vouloir faire société, de quoi cette désertion est-elle le symptôme ? Que fuyaient-ils en abandonnant les aînés ?

Ça prendra plus qu’une commission d’enquête. Il faudra le courage de nous regarder et de voir ce que nous ne voulons pas envisager ; ce que nous avons créé, collectivement, au fil des réformes et des années, dans la nonchalance généralisée : les parkings à vieux. Nous sommes tous, un tout petit peu, des déserteurs. Et nous avons peur.

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