Chronique

J’ai gagné à la loterie

À ma naissance, j’ai gagné à la loterie des genres. Je suis un homme, ce qui, dans nos sociétés patriarcales, constitue un avantage de taille. Non seulement je suis un homme, mais je suis un homme blanc hétérosexuel. Numéro complémentaire (pour le Québec) : je suis un francophone de culture catholique. On peut aussi dire, à 44 ans, que je suis dans la fleur de l’âge et que je gagne très bien ma vie.

En revanche, j’ai une forte myopie, j’ai été opéré tout jeune pour un strabisme et je soupçonne chez moi un début de presbytie. J’ai subi une amygdalectomie il y a 10 ans, mes cheveux ont grisonné précocement, mais je n’ai pas de handicap majeur à déclarer. Si j’ai des tendances narcissiques – je suis chroniqueur ET animateur de télévision ; c’est quasi un préalable –, je ne crois pas qu’il s’agisse encore d’un « trouble » au sens du DSM 5.

En 17 ans de chroniques à La Presse, je n’ai jamais reçu de commentaire sexiste. On m’a traité de « gros macaroni pâteux », mais je ne saurais prétendre que j’ai été victime de racisme. On s’est moqué de ma « face de porc frais », mais aucune matante cochonne ne m’a fait d’avances insistantes ou de commentaire vraiment déplacé.

On m’a très souvent insulté. Je n’ai pas toujours trouvé ça drôle. On m’a déjà menacé, on a déjà souhaité du mal à mes enfants – rien ne m’a plus ébranlé –, mais jamais je n’ai senti qu’on me méprisait, qu’on me ridiculisait, qu’on me dénigrait ou qu’on me traitait avec condescendance précisément parce que je suis un homme.

L’homme blanc que je suis n’est pas majoritaire dans une société où les femmes – 50 % de la population – sont considérées comme une minorité. Mais je fais sans conteste partie de la classe dominante.

Les douaniers américains ne me demandent pas, comme il y a 12 jours à mon beau-frère (né au Québec, avec un patronyme libanais) : « D’où vient ton nom ? » Même si le mien est d’origine italienne.

On ne m’a jamais dit « Retourne dans ton pays ! », comme sans doute on l’intimera à mon neveu Arthur, dont la mère, adoptée au Québec, a des origines bangladaises. Je me faisais la réflexion, la semaine dernière, pendant que cette magnifique boule d’amour d’un an et demi dormait sur ma bedaine.

Car oui, j’ai un petit bedon qui ne veut plus disparaître. Je ne m’en soucie pas outre mesure. Pendant que ma coanimatrice se rend au gym après l’enregistrement de notre émission de télé, je mange des nachos avec de la salsa en finissant un verre de blanc.

Je peux avoir les cheveux gris, des pattes d’oie, des dents croches, faire de l’embonpoint, on dira que « c’est charmant, un homme qui vieillit à l’écran ». Alors que les animatrices doivent surveiller leur ligne, leur repousse, leur maquillage, leurs vêtements. Pendant cinq ans, j’ai coanimé une émission où jamais on ne m’a parlé de mes chemises, mais où l’on commentait chaque semaine les tenues de mes coanimatrices. Et pas seulement pour en dire du bien…

Bien sûr que certains me détestent à s’en confesser. De haine pure. Parce que je ne suis pas assez ceci ou trop cela : souverainiste, fédéraliste, multiculturaliste, interculturaliste, féministe, paternaliste, gogo-gauchiste, élitiste… Mais les lecteurs comme les téléspectateurs s’attaquent beaucoup plus souvent à mes idées – ou à celles qu’ils me prêtent – qu’à mon physique.

Je suis un homme blanc hétérosexuel francophone catholique conscient de ses privilèges. Celui de travailler, comme employé syndiqué, dans un journal qui m’accorde beaucoup de liberté. Celui de ne pas trop me soucier de ce que mes détracteurs disent de moi dans les réseaux sociaux. Je bloque les trolls qui m’insultent sur Twitter. Je ne fréquente sur Facebook que des gens que je connais de près ou de loin.

Je sais que ce n’est pas aussi simple pour tous mes confrères et consœurs. Pour les pigistes qui se servent des réseaux sociaux afin de relayer et faire rayonner leur travail. Pour les chroniqueuses, en particulier, qui se font souvent reprocher, non pas ce qu’elles pensent, disent ou écrivent, mais ce qu’elles sont. C’est-à-dire des femmes d’opinion qui prennent la parole publiquement.

Qu’elles aient tort ou qu’elles aient raison, qu’on soit d’accord ou pas avec leur point de vue, ces chroniqueuses méritent qu’on les critique pour leurs idées, pas pour leur sexe.

C’est un concept que l’on s’étonne de devoir expliquer, encore aujourd’hui. Et pas seulement à des masculinistes obtus, mais même à certaines femmes qui ont intériorisé des comportements machistes de notre société.

Lorsque des hommes – car il s’agit en grande majorité d’hommes – se permettent d’écrire qu’une chroniqueuse est « mal baisée » et qu’elle a « du sable dans le vagin », ou qu’une autre est une « sale conne » et une « grosse truie », je n’ai pas honte. Je suis en colère.

Notre société n’accepte pas que des hommes agressent physiquement des femmes. Elle ne devrait pas tolérer que les femmes soient attaquées, intimidées, insultées par des misérables, des crétins et des malheureux. La liberté d’expression n’est pas sans limites.

Nous vivons dans une société inégalitaire, où la méritocratie est un leurre. Nous ne partons pas sur un pied d’égalité, « toutes choses étant égales par ailleurs ». J’ai le privilège d’entamer la course avec une longueur d’avance. Simplement parce que j’ai gagné à la loterie, dès la naissance.

Or, certains ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre ce privilège (lorsqu’ils ne nient pas carrément son existence). Alors, ils canalisent leurs frustrations dans des mots-clics misogynes, harcèlent et menacent des chroniqueuses et se plaignent des avancées du féminisme – c’est-à-dire de l’idée même que la femme puisse être traitée à l’égal de l’homme.

D’autres, plus subtils – et plus influents –, se plaignent dans leurs tribunes populaires de sexisme ou de racisme « inversé ». Incapables de reconnaître le fossé d’injustice qui persiste dans notre société entre les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs, les chrétiens et les musulmans, etc. Ce fossé que nous devrions tous, sans relâche, nous appliquer à tenter de combler.

Tous ces trolls anonymes et polémistes patentés qui les inspirent ne veulent pas foncièrement que les choses changent ; que le monde évolue et devienne plus égalitaire. Ils refusent en bloc les mesures de discrimination positive ou de rattrapage, les quotas, les accommodements. Ils refusent la réelle égalité des chances pour tous.

Pourquoi donc ? C’est tout simple. Parce qu’ils ont gagné à la loterie. Ils ne veulent pas combler de fossé. Ils ne veulent pas perdre leurs privilèges. Et surtout, surtout, ils veulent continuer de dominer.

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