Chronique

Le côté sombre de la chronique

La chroniqueuse Geneviève Pettersen donnait le bain à sa fille lorsqu’un ami lui a envoyé la chronique de Richard Martineau, réplique cinglante à la sienne.

C’était en février 2015. Elle était enceinte de huit mois et demi et elle venait de signer la première chronique de sa vie dans Châtelaine. Elle s’intitulait : Tu seras un homme, mon fils. Elle parlait de son « malaise » à l’idée d’être enceinte d’un garçon. Le Québec était alors secoué par le mouvement #AgressionNonDénoncée.

« J’ai vraiment l’impression de porter l’ennemi, écrivait-elle. […] Fiston serait-il considéré comme un agresseur potentiel dès qu’il franchirait le cap de l’adolescence ? »

Richard Martineau avait pondu une chronique au titre provocateur : Porter l’ennemi dans son ventre. « Et si c’était une fille qu’elle portait dans son ventre, la chroniqueuse se demanderait-elle comment l’élever pour qu’elle ne se transforme pas en affreuse tueuse d’enfants […]. Tous les hommes sont des agresseurs potentiels ? On porte le gène en nous ? […] Hallucinant. »

Estomaquée par la virulence du propos, Geneviève Pettersen s’était dit : « Richard Martineau me fera pas accoucher ce soir ! »

Martineau a un large public, il n’est pas un troll qui traîne une poignée d’abonnés sur Twitter. « C’est un polémiste, affirme Geneviève Pettersen, il génère du clic. C’est ça, son but. »

La chronique de Martineau a fait boule de neige.

« Je recevais des bataillons de haine à deux semaines de mon accouchement. J’étais pas préparée à ça, c’était un ostie de baptême du feu ! Ce soir-là, en couchant mes enfants, je me suis dit : “On s’en va à la guerre.” »

— Geneviève Pettersen

Elle a découvert à la dure le côté sombre de la chronique, les attaques vicieuses, les insultes sexuelles, les menaces, le harcèlement. Femme et chroniqueuse, un métier où il faut apprendre à vivre avec le déferlement de haine sur les réseaux sociaux.

Elle a tout entendu : « Tu devrais être sodomisée », « Tes enfants sont issus du viol », « On devrait t’envoyer en Arabie saoudite où tu aurais le traitement que tu mérites »…

La semaine dernière, elle a quitté Châtelaine, où elle écrivait une chronique hebdomadaire depuis deux ans. En même temps, ou presque, la chroniqueuse Judith Lussier a jeté l'éponge. Elle n’en pouvait plus des insultes, du harcèlement et des humiliations.

Dans la foulée de ce ras-le-bol, la chroniqueuse Lili Boisvert a donné une entrevue à Anne-Marie Dussault pour parler de son épuisement face aux commentaires haineux. Elle a essayé d’en lire un extrait en ondes, mais elle s’est tue, la gorge nouée, les larmes aux yeux.

« — Est-ce plus difficile pour une femme d’être chroniqueuse ? ai-je demandé à Geneviève Pettersen.

— Oui, parce qu’on attaque notre intégrité physique. J’ai eu droit à tout : “La folle, la frustrée, l’hystérique, la mal baisée, t’es laide, t’es grosse, t’es anorexique”, name it ! »

J’ai rencontré Geneviève Pettersen jeudi dans un restaurant bondé du Quartier chinois. Sa démission était toute chaude. Au milieu du brouhaha, entre deux gorgées de thé tiède et un plat refroidi, elle s’est vidé le cœur. Elle n’est pas amère, elle adore le métier de chroniqueur et elle a l’intention de pondre d’autres textes d’opinion, mais le rythme hebdomadaire, la course aux clics, les sujets controversés, les réseaux sociaux qui s’emballent et l’insultent, la fatigue, l’usure, non, c’est fini.

« Des fois, je me disais : “Ostie que je la ferais, cette chronique-là”, mais j’étais trop fatiguée. J’avais pas envie de gérer le climat hostile des réseaux sociaux. Je me protégeais, je ne voulais pas péter au frette. Le prix à payer est grand pour une femme chroniqueuse. »

« J’ai rien contre une bonne joute verbale, mais quand on tombe dans les insultes, c’est non. À la longue, tu deviens plus fatiguée, moins combative. Tu es stressée, tu te sens agressée. Tu viens en état d’hypervigilance. »

Un problème de société se cache derrière le climat toxique des réseaux sociaux, croit Geneviève Pettersen.

« La misogynie, l’intolérance larvée, le ras-le-bol social. Des fois, en lisant tout ça, j’avais l’impression d’avoir accès à l’inconscient du Québec. »

— Geneviève Pettersen

Elle ne joue pas à l’autruche. « Si on m’engage, ce n’est pas seulement parce que j’écris bien et que j’ai du talent, mais aussi parce que je suis active sur les réseaux sociaux. Il ne faut pas se voiler la face. On dénonce les réseaux sociaux, mais on nourrit la bête allègrement. C’est paradoxal. »

L’usure n’atteint pas seulement Geneviève Pettersen, sa famille aussi est touchée.

« Au début, ma mère voulait tuer, elle était tellement en tabarnac, ça la mettait hors d’elle. Je lui disais souvent : “Maman, lis pas ça. Et surtout, réponds pas !” Ça l’affecte beaucoup. »

« Mon chum [l’écrivain Samuel Archibald] s’est désabonné de ma page Facebook. Quand on me traite de grosse conne, ça le met en criss. »

Elle n’accroche pas ses gants de boxe de chroniqueur, mais elle veut faire davantage de reportages… au Journal de Montréal… où travaille Richard Martineau.

« — Pourquoi Le Journal de Montréal ?

— Le royaume du troll ? », répond-elle spontanément.

Elle hésite. « Des trolls, il y en a partout. Le Journal de Montréal est un média populiste qui touche un large public. Ça me sort de ma zone de confort. Je vois ça comme une plongée anthropologique. »

Elle n’est pas rancunière. Elle est prête à écrire une chronique à quatre mains avec Richard Martineau.

Elle a signé un dernier texte d’opinion dans Châtelaine sur le féminisme pour le 8 mars, un sujet qui soulève la colère des misogynes.

« Je vais m’asseoir sur mon balcon avec mon batte. Je suis prête, je les attends. »

***

J’ai demandé à deux de mes collègues, Rima Elkouri et Marie-Claude Lortie, comment elles vivaient l’hostilité des réseaux sociaux. Mal, m’ont-elles répondu chacune à leur manière.

Comme femme et Arabe, Rima a droit à la totale.

« Ça fait plus de 15 ans que je fais de la chronique. J’ai commencé au lendemain du 11-Septembre. Ça m’a obligée à me forger une solide carapace. »

« Il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive des commentaires sexistes ou racistes. Des fois, les deux.

« J’évite souvent d’aller dans les réseaux sociaux pour ne pas être confrontée à cette violence. Une fois de temps en temps, je dénonce publiquement les commentaires haineux que je reçois. Pas pour me poser en victime, mais pour dire que ça existe, que ça doit être dénoncé. Et pour rapiécer ma carapace mise à rude épreuve.” »

« S’habituer à se faire crier des noms tous les jours, ce n’est pas normal. Il ne faut jamais banaliser ces discours. »

— Rima Elkouri

« Ce qui devient pesant à la longue, ce n’est pas de se faire critiquer pour ce qu’on dit – ça, c’est normal et même sain –, mais de se faire insulter pour ce qu’on est – des femmes – ou ce qu’on représente dans la tête des gens – dans mon cas, une menace arabe et étrangère. »

Marie-Claude, elle, signe des chroniques depuis 2006. Elle en a vu de toutes les couleurs.

« Dans une même journée, on m’a accusée d’avoir couché avec mes boss pour avoir ma job ET d’être immensément laide et donc non baisable (d’où mon hystérie féministe, évidemment).

« Ce qui est très dur, c’est la solitude, encaisser ça seule, faire soi-même le nécessaire exercice d’auto-encouragement… “Mais non, t’es pas conne, affreuse et nulle.” »

« Ce qui nous aiderait, c’est de recevoir l’appui de nos pairs, collègues, patrons, syndicats, fédérations. Ça prend des gens qui disent : “Lâchez pas, les filles, c’est important que vous soyez là. Et vous, les trolls, vous êtes des pleutres et on vous méprise.” »

J’ai parlé à mes collègues Patrick Lagacé et Yves Boisvert. Patrick chronique depuis 14 ans, Yves depuis 17 ans. Ils sont formels : ils n’ont jamais reçu d’attaques sur leur apparence physique ni subi d’injures sexuelles. Jamais. Des insultes, oui, mais des insultes « classiques », précise Yves Boisvert, sans connotation sexuelle ni dénigrement.

***

La chronique n’est pas une arène de boxe. Ceux qui se cachent derrière l’anonymat pour vomir leur fiel sont des lâches. Ils lancent leurs insultes comme des bombes sans les assumer et sans se soucier de leur impact sur leurs victimes. C’est de l’intimidation.

J’ai reçu mon lot d’insultes en 11 ans de chroniques. Pour préserver mon équilibre, je ne les lis plus. Je refuse de les lire. Pourquoi me laisserais-je insulter ? Certains prétendent qu’il faut s’endurcir, que ça fait partie du métier. Ah oui, s’endurcir ?

S’endurcir à quoi ? À se faire dire qu’on est mal baisée, laide, idiote et imbécile ? Non, merci.

Quant à moi, le temps des insultes est terminé.

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