Chronique

Le « 375» est-il une foire agricole ?

Permettez qu’on balaie les débats secondaires, et entrons dans le gras du sujet : êtes-vous pour ou contre les rodéos ?

Dans le millénaire où j’étudiais le droit, les animaux étaient encore des « biens meubles ».

« Sont meubles par leur nature les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à l’autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, comme les animaux, soit qu’il faille une force étrangère pour les changer de place, comme les choses inanimées. »

Le chat de mon ami est rendu si gros qu’il faut désormais « une force étrangère » pour l’extirper du sofa. Mais dans tous les cas, jusqu’à 2015, il était bel et bien un meuble.

La chose ne m’a jamais choqué, j’avoue, et pour tout dire, les articles du « Code civil du Bas-Canada » traitant des animaux sont parmi les seuls qui donnent à l’étudiant de quoi rêver un peu dans ce livre de loi. Il me semblait que les rédacteurs du Code avaient dû sourire en les rédigeant, comme s’ils faisaient entrer un peu d’air frais dans cet édifice juridique austère.

« Les pigeons, lapins, poissons, qui passent dans un autre colombier, garenne ou étang, deviennent la propriété de celui à qui appartiennent ces colombier, garenne ou étang, pourvu qu’ils n’y aient pas été attirés par fraude et artifice. »

Il y a une sourde tendresse là-dedans. Ça sent le foin coupé et la lavande, on imagine un fermier en train d’attirer les pigeons du voisin par « artifice », va savoir comment.

« Redonne-moi mes truites, tu les as attirées dans ton étang par fraude et artifice !

— Pantoute, juste par artifice. »

« Les abeilles qui vivent en liberté deviennent la propriété de celui qui en fait la découverte. »

Pensez donc : un monde où il y a des abeilles en liberté… qu’on découvre…

« Tout essaim abandonné et qui s’arrête ou se groupe sur un fonds quelconque, sans s’y établir, peut être cueilli par le premier venu. »

« Si vous êtes le premier venu, prouvez-le ! »

Bien entendu, « le propriétaire d’un animal est responsable du dommage que l’animal a causé, soit qu’il fût sous sa garde ou sous celle de ses domestiques, soit qu’il fût égaré ou échappé ».

Il est question du « croît » des animaux, vu qu’un bœuf de 350 kilos vaut plus qu’un bouvillon, et il est question du « fruit » des animaux et de leur appropriation.

Tout ça, écrit au XIXe siècle, nous parle d’un monde rural révolu où les animaux étaient moins des compagnons d’appartement que des machines agricoles vivantes et du bétail. Ça ne veut pas dire qu’ils étaient mal traités, même si, lu littéralement, le texte semble ravaler le cheval au rang de buffet…

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Après quelques scandales de mauvais traitements d’animaux, après les revendications des défenseurs des droits des animaux, et devant l’évolution des mentalités, le gouvernement libéral a finalement modernisé la loi. L’Assemblée nationale a modifié le Code civil et adopté une Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal.

Désormais, l’animal est « un être doué de sensibilité ayant des impératifs biologiques ». Le Code criminel interdisait déjà la cruauté envers les animaux, mais la loi québécoise crée clairement de nouvelles obligations. Il est interdit de « faire en sorte qu’un animal soit en détresse ». Tout comme les « abus ou mauvais traitement pouvant affecter sa santé ».

La loi ne s’applique pas à l’agriculture – sans quoi le droit d’un « être animal » de se mouvoir ferait fermer bien des poulaillers… Elle ne s’applique pas non plus à la recherche scientifique, pourvu, bien sûr, qu’elle respecte les règles éthiques. Sont également exclues les « foires agricoles ».

À quoi donc s’applique-t-elle, alors, me demanderez-vous ?

Excellente question qui est maintenant posée à un juge de la Cour supérieure dans cette affaire de rodéo.

Le professeur Alain Roy et ses étudiants ont déposé cette semaine une demande d’injonction pour faire interdire le rodéo prévu cet été à Montréal pour le 375e anniversaire. Et si je lis bien la loi… ils ont une sacrée bonne cause.

Le prof Roy a requis l’expertise d’une vétérinaire. Sa conclusion n’est pas très étonnante : les chevaux et taureaux montés dans des épreuves de dressage subissent un stress, souvent des blessures – dans 18 % des rodéos. De 1986 à 2016, 81 chevaux sont morts au seul rodéo de Calgary, dit l’experte.

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Alors, faut-il annuler le rodéo ? Je ne suis pas particulièrement amateur du genre, qui n’a de racines au Québec qu’importées. Et même à ça, Montréal n’est pas Saint-Tite. La culture cowboy de l’Ouest est bien vivante et le « Stampede » de Calgary, comme le circuit des rodéos de l’Ouest, ne se fera certainement pas fermer de sitôt. Je mentirais si je disais par ailleurs que je suis bouleversé par le mauvais traitement de ces bêtes. Je regarde ce débat avec indifférence, mes excuses aux bœufs, chevaux et autres « êtres animaux » impliqués. On est loin de la mise à mort rituelle du taureau espagnol et encore plus des abus qu’on avait en tête au moment de rédiger la loi.

Justement : à quoi pensait-on en adoptant cette loi ? On parlait de « cruauté », et tout le monde avait à l’esprit les « usines à chiots » et des scènes pathétiques du genre. Mais aussi bien des mauvais traitements agricoles industriels (ou pas)… exclus de la loi.

En fait, cette loi était une de ces lois typiques des gouvernements contemporains. Une loi qui n’entraîne pas de dépenses, une loi pleine de bons sentiments, une législation « feel good » comme un film qui finit bien, une loi consensuelle, à laquelle tous applaudiront. Moi aussi, moi aussi !

Cette cause aura un grand mérite : elle met la loi à l’épreuve du réel. Elle pose un vrai problème. Est-ce qu’elle veut dire autre chose que l’évidence, qui consiste à être fin avec les minous ?

Je suis convaincu qu’elle n’était pas destinée à interdire les rodéos urbains ou pas. Mais à moins de considérer le « 375» comme une foire agricole, je ne sais pas comment les avocats de la Ville vont s’en sortir…

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