CHRONIQUE

Le tableau

Ça sonne. C’est pour moi. C’est rare que c’est pour moi, d’habitude quand ça sonne, c’est toujours pour mes parents, mais aujourd’hui mon ami Charles, de ma classe de cinquième année, vient jouer à la maison, pour la première fois. On s’installe dans le salon pour une partie de Monopoly. Charles me demande : 

« C’est quoi ça ?

— Quoi ?

— Sur le mur, là…

— Ben, c’est un tableau. C’est ma tante qui l’a fait. C’est une grande peintre, ma tante. Elle s’appelle Laure Major. C’est la sœur de ma mère.

— Mais c’est quoi ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est quoi le dessin ?

— C’est de l’art abstrait.

— C’est quoi de l’art abstrait ?

— Ben, c’est ça. C’est quelque chose qui n’existait pas et qui est sorti de la tête de ma tante.

— C’est spécial.

— Moi, je le trouve très beau. Toi, est-ce que tu le trouves beau ?

— Oui, mais je sais pas pourquoi… »

Je passe l’argent. Charles continue de fixer le tableau : 

« Moi, je vois quelqu’un avec un chapeau pointu qui tient une poupée. C’est-tu ça ?

— C’est de l’art abstrait, c’est pas quelque chose en particulier. Chaque personne voit ce qu’elle veut voir. Tes yeux et ton cœur sont libres d’imaginer. »

J’ai répondu ce que maman répond aux gens qui lui posent la même question. Je l’ai tellement entendue le dire. Parce que cette œuvre fascine chaque personne qui entre pour la première fois dans le salon. Pourtant, la maison est pleine des œuvres de ma tante, mais c’est devant ce tableau, au-dessus du divan vert de mon père, que le monde réagit. Charles est toujours perplexe : 

« Toi, tu vois quoi ?

— Moi, je vois de la joie qui s’envole.

— Han ? Ah, ouais… C’est quoi de la joie qui s’envole ?

— De la joie qui s’envole, c’est ça. »

Je sais, à 9 ans, voir de la joie qui s’envole, c’est étonnant. Mais je l’avais tellement regardé, ce tableau, mes pensées s’étaient tellement perdues dedans que j’avais fini par pouvoir nommer ce qu’en moi il allait chercher.

Toute ma jeunesse, je me suis assis sur le divan bleu qui fait dos aux fenêtres. À ma droite, il y avait la télé, avec toutes ses images en action, toutes ses images concrètes, toutes ces images qui n’arrêtaient pas de changer, et devant moi, il y avait cette grande image, toujours la même, tellement abstraite qu’on ne la voyait jamais de la même façon. Parfois, elle me rendait heureux. Parfois, elle me rendait triste. Mais toujours, elle était avec moi.

Tous les moments en famille se terminaient dans le salon. C’est là qu’on mangeait les gâteaux d’anniversaire, c’est là qu’on donnait les cadeaux de Noël, c’est là qu’on regardait La soirée du hockey et Les beaux dimanches, c’est là que mon père faisait ses feux de foyer et que ma mère faisait ses mots croisés. 

Le tableau de ma tante Laure est le fond, l’arrière-scène de milliers de souvenirs. D’où j’étais assis, quand je regardais ma mère, mon père, mon frère, ma sœur, les parents, les amis, le chat, il y avait toujours, derrière, un peu flou, le grand tableau éclaté.

Tous nos moments de joie se sont passés devant. Et au lieu de disparaître, ils s’en allaient dedans.

Ma mère est morte, l’été dernier, et j’ai hérité de ma peinture préférée. Lundi dernier, je l’ai accrochée, chez moi, sur le mur, en montant l’escalier. C’est comme si tout ce que j’avais vécu dans la maison familiale venait d’entrer dans ma demeure. Comme si j’avais un morceau de l’âme de l’adresse de ma jeunesse. Comme si j’avais fait dans mon mur une fenêtre sur le passé, sur l’infini. Parce que le passé n’est jamais fini.

Tôt ou tard, c’est certain, une amie ou un ami va me dire ce qu’il voit en la regardant. Puis cette personne va me demander : « Toi, tu vois quoi ? »

Je vais lui répondre encore : de la joie qui s’envole. De la joie envolée. Envolée comme ma tante, mon père et ma mère dans le grand tableau de la vie.

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