Élection présidentielle – Un an plus tard

la revanche de bernie sanders

Le 8 novembre 2016, l’élection de Donald Trump à la présidence américaine a créé une onde de stupeur, d’enchantement ou d’amertume. Un an plus tard, comment les choses ont-elles changé aux États-Unis et ailleurs ? C’est la question sur laquelle nous nous sommes penchés à la veille de ce premier anniversaire. Aujourd’hui, comment le Parti démocrate se relève de sa défaite… en tendant désormais l’oreille aux idées portées depuis 30 ans par le sénateur Bernie Sanders.

UN DOSSIER D'AGNÈS GRUDA AU VERMONT

Comment il pousse son parti vers la gauche

CASTLETON, Vermont — Sur la scène de l’auditorium de l’Université de Castleton, une petite ville du sud du Vermont, trois femmes déballent successivement leurs histoires de dettes d’études.

L’une est étudiante en quatrième année de médecine. Sa dette frôle les 400 000 $ US. Une autre a dû vider sa caisse de retraite pour financer les études de ses enfants.

Une troisième est retournée à l’université après avoir perdu son emploi. Elle a pu obtenir un prêt. Mais la banque ne la considère plus comme assez solvable pour qu’elle puisse endosser l’emprunt de sa fille qui s’apprête à commencer ses études supérieures. Comment fera-t-elle pour les financer ?

Trois récits de vie, autant d’histoires d’horreur où des familles de la classe moyenne se ruinent pour pouvoir décrocher un diplôme.

Et sont littéralement étranglées par des dettes d’études monstrueuses, qu’elles traîneront probablement pendant toute leur vie adulte.

« C’est une tragédie, tonne le sénateur du Vermont Bernie Sanders, qui prend le relais au micro. Le poids dévastateur des dettes d’études détruit les rêves des gens ! »

La scène rappelle le climat des primaires du printemps 2016. Sauf que Bernie Sanders n’est pas en campagne électorale. En cette soirée étonnamment chaude d’octobre 2017, près d’un an après la victoire de Donald Trump, le politicien de 76 ans cherche plutôt des appuis au projet de loi qu’il a déposé au Sénat, avec l’appui de cinq sénateurs démocrates. Objectif : obliger les universités publiques à abolir les droits de scolarité pour les familles gagnant moins de 125 000 $ US – soit la vaste majorité des familles américaines.

« Ce n’est pas une idée radicale, ça existe ailleurs, en Allemagne, en Finlande, et ça existait aussi aux États-Unis il y a 50 ans », assure-t-il.

La rencontre de Castleton est diffusée simultanément dans quelque 700 universités à travers le pays. Sur place, Sanders s’adresse à un public conquis d’avance. « Il ne s’est pas assis sur sa chaise après l’élection de 2016, il pousse sur le Sénat à pleine vapeur », s’exclame le professeur de musique Daniel Graves – dont la propre fille a accumulé une dette d’études de 100 000 $.

« Bernie Sanders est plus populaire que jamais, il est passionné, il est le seul à se battre pour la classe moyenne », approuve la libraire Lauren Olewnik.

Les mantras de Sanders

Quelque 300 personnes sont venues entendre le politicien à la chevelure blanche qui n’a cessé de quadriller le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.

Ses mantras : l’éducation universitaire gratuite, une assurance médicale universelle inspirée du modèle canadien et un salaire minimum à 15 $ US l’heure. Des idées qui étaient totalement marginales il y a encore trois ou quatre ans. Elles sont toujours loin de faire l’unanimité. Mais elles font maintenant partie du débat.

Plus : elles sont devenues dominantes au sein du Parti démocrate, qui est en voie d’effectuer un important virage à gauche, sous l’influence du sénateur-militant du Vermont.

« L’idée d’un régime d’assurance “à payeur unique” était impensable il y a tout juste quatre ans, elle n’apparaissait même pas sur l’écran radar. Mais Bernie Sanders a donné une légitimité à des propositions politiques qu’on n’avait pas vues dans ce pays depuis des décennies », dit Aaron Blake, chroniqueur politique au Washington Post.

L’appui aux idées de Bernie Sanders est loin d’être majoritaire. Mais selon un récent sondage de l’institut de recherche Pew, le tiers des électeurs américains favorisent aujourd’hui le concept de l’assurance médicale universelle. Ils étaient 21 % il y a trois ans.

Près de 30 millions d’Américains n’ont toujours aucune couverture médicale, malgré la réforme de Barack Obama, le fameux Obamacare, que Donald Trump s’est engagé à abolir.

Dans ce climat d’incertitude, à force de marteler son message, Bernie Sanders a contribué à faire évoluer l’opinion publique vers un virage radical.

Un parti socio-démocrate ?

Depuis qu’il s’est lancé dans la course à l’investiture démocrate, il y a 18 mois, Bernie Sanders a « rapproché les démocrates d’un modèle socio-démocrate », observe Ben Wallace-Wells, journaliste qui a suivi Bernie Sanders à travers les États-Unis dans les mois qui ont suivi la victoire de Donald Trump.

« La campagne présidentielle est bel et bien terminée, mais celle de Bernie Sanders continue », écrit-il dans un long portrait publié dans le magazine New Yorker.

Résultat : ses idées se tracent un chemin à l’intérieur d’un parti qui a longtemps navigué au centre du spectre politique. L’idée d’un salaire minimum de 15 $ l’heure est ainsi devenue un axe majeur chez les démocrates, selon Ben Wallace-Wells.

Quel but poursuit donc le populaire sénateur du Vermont lorsqu’il rencontre des électeurs d’un bout à l’autre du pays ? « Renforcer la popularité des idées progressistes dans l’Amérique rurale, dans l’espoir que cet héritage lui survive », écrit Benjamin Wallace-Wells.

Mais cette inlassable campagne pourrait aussi avoir un autre objectif. Des 15 personnalités qui pourraient se lancer dans la course à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020, Bernie Sanders est le candidat le plus probable, selon un classement dressé récemment par le Washington Post.

Le plus populaire

Il faut dire que bien qu’il ait perdu l’investiture démocrate en 2016, Bernie Sanders fracasse des records de popularité.

Il est aussi le seul politicien actif à être vu favorablement par une majorité d’électeurs.

« Il est comme une vedette rock, il remplit les gymnases, les auditoriums, il est le seul à parler comme une personne raisonnable », dit Deborah Richter, médecin de Montpelier, au Vermont, partisan de longue date du sénateur progressiste.

Signe que ses idées, autrefois perçues comme radicales, progressent chez les démocrates : autrefois, il était seul à défendre le concept d’une assurance médicale à la canadienne. « Son nouveau projet de loi a reçu l’appui de 16 sénateurs », se réjouit Deborah Richter. Ce n’est pas encore assez pour que ça passe. Mais c’est assez pour qu’on en parle !

Bernie Sanders était un « géant qui dormait et qu’on n’avait pas vu venir », note le politologue québécois Alexis Rapin, chercheur à l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

Grâce à Sanders, « des idées jugées comme politiquement non payantes ont trouvé un écho énorme, et son résultat à la primaire de 2016 a contribué à les légitimer ».

« Sa campagne aux primaires a bouleversé le débat politique. Avant lui, il n’y avait pas grand démocrate, par exemple, pour critiquer le libre-échange. Maintenant, il y a eu un changement de paradigme. »

« Bernie Sanders répète les mêmes choses depuis 30 ans, mais aujourd’hui, plus de gens l’écoutent. »

— Daniel Graves, professeur de musique

« Un jour, les gens se rappelleront 2016 comme de l’année charnière pour de grandes idées », note Phil Fiermonte, compagnon de la première heure de Bernie Sanders.

Lui qui avait accompagné le sénateur septuagénaire dans une virée à travers les États-Unis, avant que celui-ci ne se lance dans les primaires démocrates, affirme que Bernie Sanders n’a pas changé d’un iota. « C’est le pays entier qui est en train de bouger. »

Quand Hillary Clinton a pris les rênes du Parti démocrate…

Le Parti démocrate américain était de facto sous la coupe d’Hillary Clinton avant même qu’elle n’en remporte l’investiture présidentielle en 2016, dit l’ancienne présidente intérimaire du parti, confirmant les accusations de Bernie Sanders. Donna Brazile, présidente par intérim du comité démocrate national (DNC) de juillet 2016 à février 2017, raconte dans son nouveau livre que le parti et l’équipe de campagne d’Hillary Clinton ont signé un accord en août 2015 pour que le camp Clinton aide à renflouer le parti, très endetté – ce volet était connu publiquement. En contrepartie, l’équipe Clinton disposait d’un droit de veto sur le poste de directeur de la communication du parti et d’autres – ce qu’on ignorait. Pendant toutes les primaires 2016, Bernie Sanders a accusé le parti de ne pas être l’arbitre neutre qu’il était censé être, contestant par exemple le calendrier des débats. — Agence France-Presse

D’autres candidats démocrates potentiels

Kamala Harris

Âgée de 53 ans, l’ancienne procureure de Californie a été élue au Sénat il y a un an. Elle se distingue comme l’une des voix critiques les plus fortes de l’administration Trump. Selon le Washington Post, son positionnement au sein du parti n’était pas clair, mais elle s’est finalement associée au courant progressiste en s’affichant en faveur du projet de loi sur l’assurance médicale universelle, porté par Bernie Sanders.

Elizabeth Warren

Juriste de formation, Elizabeth Warren siège au Sénat comme représentante du Massachusetts depuis 2011. Âgée de 68 ans, elle est associée à l’aile gauche du Parti démocrate. Elle a d’ailleurs critiqué l’ex-président Barack Obama pour avoir accepté un cachet de 400 000 $ US pour un de ses discours. Idéologiquement proche de Bernie Sanders, elle a une base solide au sein du parti, selon le Washington Post, qui la classe en quatrième place parmi les candidats les plus probables à l’investiture du parti.

Joe Biden

L’ancien vice-président dans l’administration Obama, Joe Biden, regretterait de ne pas s’être lancé dans la course à l’investiture en 2016. Il serait un atout pour le parti chez les travailleurs blancs du « rust belt », cet électorat qui a fait basculer le vote en faveur de Donald Trump, il y a un an. Le hic : Joe Biden est à peine plus jeune que Bernie Sanders. Il aura 77 ans au moment de la présidentielle de 2020. Il est au deuxième rang des candidats les plus probables à l’investiture démocrate, selon le Washington Post.

Les limites de la révolution Sanders

« Les campagnes électorales ont une fin, les révolutions se poursuivent », clame le slogan de la page d’accueil du site Our Revolution, le mouvement fondé par Bernie Sanders. Explications.

De quoi s’agit-il ?

Ce mouvement fondé dans la foulée de la campagne de Bernie Sanders aux primaires démocrates de 2016 vise à revitaliser la démocratie américaine, à soutenir les leaders progressistes et à « élever le niveau de la conscience politique » aux États-Unis.

Dirigé par des militants pro-Sanders de 2016, le mouvement reprend le titre du dernier essai de Sanders, Our Revolution, dans lequel celui-ci détaille sa vision.

Concrètement, l’organisation donne son appui à une soixantaine de candidats aux élections législatives, scolaires ou municipales de novembre 2018.

Quelle est la portée du mouvement ?

Le mouvement Our Revolution a pris un essor considérable, il rejoint les jeunes, les milléniaux, constate le politologue Alexis Rapin, de la Chaire Raoul-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal. L’idée est de se présenter comme une option alternative, une sorte de troisième voie politique aux États-Unis.

Mais cette troisième voie est loin d’être dominante, nuance le journaliste Ben Wallace-Wells. « Je ne crois pas que ce projet ait beaucoup de succès pour l’instant, je reste sceptique. Oui, les démocrates ont pris des positions plus progressistes sous l’influence de Bernie Sanders, mais de là à parler de révolution politique, on en est loin ! »

Le journaliste du New Yorker ne croit pas non plus que Bernie Sanders soit en voie de remporter son pari auprès des électeurs ruraux. Selon Ben Wallace-Wells, aucun sondage n’indique que l’humeur politique dans ces circonscriptions qui ont voté massivement en faveur de Donald Trump ait changé depuis un an.

Le vieux collaborateur de Bernie Sanders, Phil Fiermonte, n’est pas d’accord. Selon lui, « face à Donald Trump, les gens s’organisent, il y a une immense soif pour un leadership progressiste ».

Ce leadership peut-il s’implanter chez les démocrates ?

C’est ce que pense Aaron Blake, chroniqueur politique au Washington Post. Il cite à ce sujet plusieurs indicateurs documentant le virage du parti de Bill Clinton et Barack Obama vers une sensibilité progressiste. Par exemple : 

– Le pourcentage d’électeurs démocrates qui pensent que l’immigration a un impact positif pour leur pays est passé de 55 % à 84 % depuis 2011.

– Le pourcentage de ceux qui imputent les problèmes socioéconomiques des Afro-Américains à la discrimination raciale est passé de 28 % à 64 % durant la même période.

– Le pourcentage de ceux qui disent que le gouvernement n’en fait pas assez pour les plus démunis est passé de 40 % en 1994 à 76 % aujourd’hui.

Bernie Sanders se lancera-t-il dans la prochaine course présidentielle ?

C’est la question à un million. Pour l’instant, personne ne le sait. Il n’a pas dit oui, mais il n’a pas nié non plus. Dans son classement des candidatures les plus probables, le Washington Post le met en première place, devant l’ancien vice-président Joe Biden et les sénatrices Elizabeth Warren et Kamala Harris.

Historiquement, les candidats qui se placent en deuxième position lors des primaires ont tendance à se réessayer au tour suivant, note le journaliste Aaron Blake, qui a établi ce classement. Bernie Sanders jouit aussi de sa cote de popularité, dans un contexte où les politiciens populaires ne courent pas les rues.

Ce qui joue surtout contre lui, c’est son âge. Au moment de la prochaine présidentielle, il aura 79 ans. « Je l’imagine mal garder le type d’énergie que ça prend pour faire les primaires pendant les trois prochaines années », prévoit le journaliste Ben Wallace-Wells, du New Yorker.

Ce dernier pense que Bernie Sanders a déjà atteint son apogée et que son étoile commence doucement à pâlir.

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