OPINION JOCELYN COULON

POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU CANADA
Les silences de Chrystia Freeland

Le Canada a fait du multilatéralisme et du respect des règles de l’ordre international libéral un pilier de sa politique étrangère. Il en a largement profité. Or, ce monde semble s’effriter sans que l’on sache vraiment par quoi il sera remplacé.

Ainsi, les décisions prises par le président Donald Trump sur le retrait des États-Unis d’une foule d’accords, de traités et d’organisations ébranlent cet ordre libéral créé par Washington au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Trump n’est cependant pas le seul perturbateur. La Russie, la Chine, la Turquie et plusieurs autres puissances contestent à leur façon cet ordre et estiment le temps venu de le réécrire.

Le Canada subit de plein fouet cet ébranlement. La ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, s’en inquiète, d’autant plus que les États-Unis, l’allié et l’ami de toujours, du moins jusqu’à tout récemment, n’hésitent plus à s’attaquer directement au Canada.

Depuis sa nomination au début de 2017, Mme Freeland a entrepris de défendre bec et ongles cet ordre libéral. Elle y met beaucoup d’ardeur, mais peu d’idées.

À Washington, la semaine dernière, et à Montréal, jeudi, la ministre a prononcé deux discours sur la politique étrangère dont une des thématiques centrales est la défense de l’ordre libéral. Il faut lire le discours de Washington, construit, vivant et d’une certaine richesse, et non celui de Montréal, un copié-collé bâclé du discours précédent à tel point que un paragraphe, posé là au milieu de l’argumentaire, est carrément inintelligible.

Devant le public américain, elle a mis en garde les Nord-Américains et les Occidentaux contre les dangers croissants de l’affaiblissement de l’ordre libéral fondé sur des règles, et contre la menace que l’autoritarisme fait peser sur la démocratie. Les deux sont intrinsèquement liés, et pour cause. La démocratisation tant espérée des États issus de l’effondrement du monde communiste a rapidement disparu et a fait place à des régimes de plus en plus autoritaires. La Chine a même maintenu son système idéologique en place, mais sa performance économique défie les théories classiques sur la démocratisation des États qui s’enrichissent, et elle se pose maintenant en modèle de développement.

L’autoritarisme n’est plus le fait uniquement des vilains du jour, la Russie, la Chine, le Venezuela, mais il se retrouve au cœur même du dispositif occidental – OTAN, Union européenne – où les gouvernements autoritaires ou populistes de pays comme la Hongrie, la Pologne, la Turquie, l’Autriche n’hésitent pas à violer et à affaiblir les fondements de l’ordre libéral. Et que dire de l’Ukraine, pays le plus corrompu et le plus antidémocratique de l’Europe ?

Chrystia Freeland pose bien le problème auquel l’ordre libéral fait face, mais son diagnostic est tronqué et ses silences, nombreux.

À l’intérieur des États libéraux, la montée du populisme menace les libertés en raison de l’affaiblissement des classes moyennes et du désespoir des gens face à l’avenir, dit-elle. Cette explication, bien que vraie, est réductrice.

Aux États-Unis comme en Pologne et en Hongrie, toutes les enquêtes démontrent que des facteurs sociaux, raciaux, culturels et religieux, plus que la richesse des sociétés, alimentent le populisme. Dès lors, créer des emplois bien rémunérés et réfléchir aux emplois de demain comme invite à le faire Mme Freeland afin de répondre au populisme n’est qu’une partie de la solution, et sans doute pas la plus importante.

Sur le plan extérieur, la contestation de l’ordre libéral dépasse largement l’attitude agressive de la Russie et de la Chine. La fin de la guerre froide a libéré un certain nombre d’États d’un carcan idéologique leur permettant du coup d’exprimer leurs ambitions régionales ou mondiales et de poser un regard différent de celui des Occidentaux sur des questions comme les changements climatiques, le terrorisme, la prolifération nucléaire et le développement économique.

Et l’ordre libéral a ses côtés noirs, obscurs. Ses tenants comme les États-Unis et le Canada n’ont pas toujours donné l’exemple avec leurs guerres criminelles contre l’Irak, la destruction de la Libye ou l’appui aux massacres des Yéménites par leurs « amis » les Saoudiens, toutes actions que Mme Freeland passe sous silence.

La ministre ne s’intéresse pas à ces choses et ne tente pas d’expliquer dans sa complexité le bouleversement géopolitique en cours.

Elle se contente de répondre qu’il faut « consolider et réformer l’ordre international fondé sur des règles […] et exiger, ce faisant, que tous les États, qu’ils soient démocratiques ou non, respectent les mêmes règles ». Là n’est pas la question fondamentale. Si cet ordre est contesté aussi brutalement, de l’intérieur comme de l’extérieur du système occidental, c’est sans doute qu’il est temps de le revoir.

Les puissances contestatrices ont des demandes et celles-ci sont nombreuses et souvent tout à fait légitimes. Comment répartir le pouvoir entre les nouvelles puissances ? Comment réformer le Conseil de sécurité de l’ONU et les organisations financières internationales afin d’accorder plus de poids aux nouveaux venus ? Comment reconstruire un système de sécurité en Europe et en Asie avec la Russie et la Chine et non contre ces puissances ? Bref, comment réorganiser la gouvernance de l’ordre libéral ?

Dans son discours de Washington, la ministre n’offre aucune réponse à ces questions. Elle reste encore là silencieuse.

Il fut un temps où le Canada participait activement à la construction de cet ordre libéral à travers les propositions de Lester B. Pearson, Joe Clark et Lloyd Axworthy. Des idées étaient avancées, discutées et très souvent adoptées.

Aujourd’hui, les leaders canadiens se contentent de prononcer des discours émaillés de petites phrases-chocs destinées à passer à la télévision et à soulever des applaudissements. Les idées concrètes, elles, demandent une profonde réflexion pour y mettre de la substance, du courage et de l’audace pour les exprimer et les promouvoir.

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