Des contes pour adultes avertis
La vie rêvée des grille-pain
Heather O’Neill
Alto
400 pages
Je voulais écrire des fables qui expliquent les grandes merveilles de ce monde autant que ses horreurs, dans une langue qui est un mélange entre celle des contes de fées et celle de mémorialistes comme Jean Genet, avec des animaux qui parlent avec la sensibilité de Samuel Beckett. J’ai toujours été attirée par la juxtaposition de l’ombre et de la lumière, de l’innocence et de la corruption, cette fine ligne entre les deux, comment elles se répondent et s’illuminent l’une l’autre. On ne peut comprendre et expliquer le mal qu’à travers le vocabulaire de l’innocence, et vice-versa.
Je me suis donc retrouvée à écrire des histoires étranges sur l’invention du monde et la nature de l’art. L’une des premières nouvelles que j’ai écrites est D’où viennent les bébés [la sixième du recueil]. Enfant, je n’ai jamais vraiment cru l’idée que nos origines étaient biologiques. Et adulte, je ne le crois toujours pas. Alors j’ai inventé un monde dans lequel les bébés apparaissent dans le sable à marée basse. J’aimais beaucoup les contes pour enfants quand j’étais petite et l’idée d’en créer m’emballait. Bien sûr, il faudrait être fou pour donner ce livre à un enfant ! Il s’adresse strictement à des adultes cultivés qui transgressent les règles de temps en temps.
J’ai grandi dans un monde marginalisé, alors j’écris toujours de ce point de vue. La plupart des livres qui m’attiraient en grandissant étaient d’écrivains qui décrivent des enfances marginales – Maxime Gorki, Violette Leduc, Jean Genet, Jean Rhys, Marguerite Duras, Marie-Claire Blais, Charles Dickens, Maya Angelou… J’adorais les contes écrits par les pauvres et les aliénés parce qu’ils me permettaient de voir qu’il y avait une certaine dignité dans ma propre vie et que n’importe qui peut devenir écrivain : tout ce que ça prend, c’est un crayon, un papier et une imagination audacieuse. J’écris fièrement dans cette tradition.
Le grand-père représente une période d’histoire orale à Montréal. Mon père m’a eue tard et il était né dans les années 20. Il était le plus jeune d’une famille de huit garçons. Ils inventaient tous des histoires mythiques sur Montréal, la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale. Ils racontaient leur enfance difficile à travers des anecdotes humoristiques qui amusaient les enfants. Mon père m’avait dit qu’on sortait des éléphants pendant les entractes au cinéma, et quand les éléphants faisaient leurs besoins sur la scène, les enfants leur faisaient une ovation. Un jour, il m’a raconté qu’une oie était tombée amoureuse de lui et le suivait partout en l’embarrassant avec ses sentiments. Le personnage du grand-père dans mes nouvelles incarne l’effet que ces histoires ont eu sur ma vie.
La majorité des histoires se passent à Montréal et il m’aurait semblé étrange de ne pas y parler français ou y entendre parler français.
C’est merveilleux. J’ai toujours trouvé étrange que mes livres ne soient pas offerts au Québec en français. C’est une grande chance. Je suis impatiente d’entendre ce qui va se dire sur les livres. En plus, la traduction de Dominique Fortier est extraordinaire. Je suis ravie de cette collaboration.
Tout à fait. Montréal est un personnage récurrent dans mes livres. C’est pour moi une île magique où j’ai plus facilement accès aux métaphores. C’est là que j’ai passé mon enfance et c’est là que se sont joués mes plus grands drames. Le monde entier n’est peut-être pas une scène, mais pour moi, Montréal l’est incontestablement.