Magasinage

« Les entreprises font ce qu’elles veulent »

Alexandra Piette, 23 ans, possède trois pantalons. Acheté chez H&M, le premier est en taille 6 ans. De chez Zara, le deuxième est en taille 2 ans. Et le troisième, d’American Eagle, est en taille… 0. Les trois pantalons lui font bien. Cherchez l’erreur.

« Je mesure 5 pi 3 po [160 cm] et je pèse 110 lb (50 kg), ça ne devrait pas être difficile de m’habiller, dit la jeune femme, qui se décrit comme une passionnée de mode. Mais ce l’est, parce que les grandeurs ne sont jamais pareilles, d’un magasin à l’autre. »

« C’est la cacophonie des tailles, confirme Marie-Ève Faust, directrice de l’École supérieure de mode ESG-UQAM. C’est un grand problème aujourd’hui. »

La taille des vêtements a déjà été standardisée. En 1958, le Bureau national des normes américain a publié un guide détaillé des tailles, désignées comme allant de 8 à 22 et devant habiller les femmes pesant de 98 à 192 lb (44,5 à 87 kg). Ce n’était pas parfait.

« Ces tailles étaient basées sur les mensurations de femmes blanches, prises dans quelques États seulement. »

— Marie-Ève Faust

Au Canada, l’Office des normes générales a aussi standardisé les tailles dans les années 50, à la demande d’une association de consommateurs. Mais la série de normes liées à la désignation de tailles « a été retirée en février 2012, étant donné qu’elle était peu utilisée », indique Nicolas Boucher, relationniste à Services publics et Approvisionnement Canada.

Il faut dire que la population a grandi. En 2014, la Canadienne moyenne mesurait 164 cm, soit 6,3 cm de plus que 100 ans auparavant, selon une étude de l’Imperial College de Londres. Son poids s’est aussi alourdi : 53 % des femmes canadiennes de 18 ans et plus étaient en surpoids en 2004, d’après Statistique Canada.

Complaisance ou « vanity sizing »

Même si les standards ont été révisés quelques fois, les fabricants les ont peu à peu délaissés. Ils ont cédé au « vanity sizing », ou tailles de complaisance. Pour flatter la cliente, la robe étiquetée 8 ans s’est élargie peu à peu, sans perdre son numéro. « Ça plaît toujours à une femme de penser qu’en fait, elle n’a pas 5 lb [2,3 kg] à perdre », résume Mme Faust. La taille 8 ans est devenue une 10 ans qui ne s’assume pas. Puis, une 12 ans…

Au Canada, la teneur en fibres d’un vêtement doit obligatoirement être précisée sur son étiquette. Pas sa taille, qu’elle soit réelle ou améliorée. « En vertu de la Loi sur l’étiquetage des textiles, les fabricants ne sont pas tenus de confectionner des vêtements conformes à des tailles bien précises », confirme Marie-France Faucher, du Bureau de la concurrence du Canada. « Les entreprises font ce qu’elles veulent », constate Alexandra Piette, étudiante en commercialisation de la mode et styliste à l'agence CAJ.

Curieusement, les tailles des patrons de couture n’ont pas connu cette déflation. Peut-être parce que les femmes qui manient l’aiguille connaissent trop bien leurs mensurations pour être leurrées, contrairement aux autres.

« Avec un patron commercial, je vais me faire un vêtement en taille 16 et en magasin, j’achète la taille 12. »

— Camélia St-Cyr Robitaille, directrice de l’Atelier Espace Fabrik, à Montréal

Taille 000

Au début des années 2000, Mme Faust a comparé les tailles de cinq pantalons faits au Québec, dans le cadre de son doctorat en génie industriel à Polytechnique. « Les tailles variaient de 27 à 32 pouces et demi [68,6 à 82,6 cm], alors que le standard canadien était de 23 po [58,4 cm], précise-t-elle. L’écart était significatif. »

D’abord subtil, le phénomène des tailles de complaisance s’est accéléré. « Je me souviens qu’on se disait : “Un jour, on va arriver à la taille zéro”, indique Mme Faust. Aujourd’hui, on a non seulement la taille zéro, mais aussi la double zéro. Pourtant, personne n’est mince au point de ne pas être là. C’est d’un ridicule absolu. »

En fait, des détaillants comme l’américain J. Crew offrent même la taille triple zéro. Pour habiller de petites Asiatiques, plaide la marque, tandis que d’autres songent plutôt aux anorexiques.

repenser L’étiquetage

Peut-on espérer le retour de normes suivies par toute l’industrie ? Ni Option consommateurs ni l’Union des consommateurs ne revendiquent la normalisation des tailles de vêtements. Alors que la population se diversifie, établir des standards nationaux semble utopique. Même si les scanners corporels permettent de récolter des données plus concrètes que jamais (voir le texte «Mesurer 19 000 personnes»).

Les marques ciblent désormais une clientèle nichée – les jeunes femmes minces, les professionnelles dans la quarantaine, etc. –, sans se soucier des autres. Elles ne produisent que quelques tailles, pour réduire leur stock.

« À mon avis, on fait fausse route en pensant comme ça, estime Mme Faust. Les entreprises devraient élargir leurs standards, pour aller chercher une plus grande part de marché. Et l’étiquetage devrait être complètement repensé, pour en dire plus long. Ça pourrait être une image, avec des mesures corporelles précises. Si on avait plus d’information a priori, les vendeurs nous aideraient à choisir, au lieu de passer leur temps à replacer les vêtements sur les présentoirs. »

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