Gatineau

LES TOURS de la division

Gatineau — On pourrait le dire d’une beauté… inégale.

Étalé sur neuf pâtés de maisons, le Quartier-du-Musée, dans l’île de Hull, se distingue par ses jolies « maisons allumettes », habitées au dernier siècle par les familles de la nouvelle bourgeoisie francophone. Mais ces demeures aux toits pentus, souvent en mal de rénovations, ont des voisins pour le moins disparates : restaurant thaï, vieux dépanneur, garage reconverti en musée du sport, collège catholique pour jeunes filles, épicerie désaffectée.

Situés juste en face du Musée canadien de l’histoire, le plus visité au pays, ces 60 bâtiments sont le théâtre d’une bataille qui déchire le Tout-Gatineau : une ville, la quatrième en importance au Québec, qui se trouve en plein boom économique. Et qui traverse, peut-être, une petite crise identitaire.

« Le Quartier-du-Musée, c’est l’un des plus beaux secteurs de Gatineau, mais il a besoin d’amour. Il ne s’est rien passé à cet endroit depuis 30 ans. »

Gilles Desjardins, président de Brigil, le plus gros promoteur immobilier de l’Outaouais

À la tête du Groupe Brigil, entreprise de construction et de gestion immobilière qu’il a fondée voici plus de 30 ans, Gilles Desjardins souhaite y bâtir deux tours de 35 et 55 étages. Ces dernières, appelées à devenir les plus hautes de toute la région, comprendraient deux hôtels, un spa, des restaurants et 320 condos.

Surtout, l’homme d’affaires, reconnu en 2015 comme l’un des philanthropes les plus généreux du Québec, veut installer au sommet de la plus haute tour un observatoire d’où des milliers de touristes pourraient admirer les toits géométriques du Musée de l’histoire, la rivière des Outaouais et, de l’autre côté du pont Alexandra, le parlement canadien et ses environs.

En tout, il s’agit d’un projet entièrement privé de 400 millions de dollars, baptisé Place des Peuples, dont le promoteur immobilier fait miroiter les retombées économiques : plus de 1000 nouveaux emplois, 8 millions de dollars en taxes annuelles pour la Ville, etc.

« Je pense que Gatineau est mal connu à travers le Québec. Tout le monde pense que c’est une partie d’Ottawa », dit ce décrocheur, qui a appris les rudiments du commerce dans l’entreprise familiale, un concessionnaire de voitures usagées.

« Il nous faut un projet iconique qui va nous permettre de nous distinguer. Notre motivation première, c’est faire un projet wow !, un motif de fierté. Je suis convaincu que cela va redonner de la confiance aux gens d’ici. »

Gilles Desjardins ne ménage pas les superlatifs pour décrire son projet. Il cite Gustave Eiffel dans une lettre ouverte publiée dans le quotidien Le Droit au printemps, tandis que le site web de son entreprise compare la taille de la tour principale du projet à celle de la pyramide de Gizeh, des jumelles Petronas de Kuala Lumpur ou du Burj Khalifa de Dubaï.

Patrimoine et Bobino

Le maire de Gatineau, Maxime Pedneaud-Jobin, y voit plutôt un risque pour le caractère familial et résidentiel du quartier.

« Je sais que Brigil ne compte pas démolir tout le secteur. Mais à terme, l’implacable logique du marché immobilier va faire que ce quartier-là va être menacé à côté d’une tour de 55 étages, c’est clair. C’est ça qu’on veut éviter. »

Maxime Pedneaud-Jobin, maire de Gatineau

Des résidants ont d’ailleurs déposé, avec l’appui du maire et des sociétés d’histoire locales, une demande de citation patrimoniale du quartier qui aurait pour effet de barrer la route au promoteur et de préserver le caractère historique des lieux.

C’est dans le Quartier-du-Musée, notamment, qu’est né en 1934 Guy Sanche, qui a interprété Bobino sur les ondes de Radio-Canada durant des décennies. L’actuelle propriétaire de la maison Sanche, Marie-Josée Marziliano, est d’ailleurs celle qui a déposé la demande de citation patrimoniale au nom du quartier.

« Ce quartier-là est unique à Gatineau, et il est unique au Québec », assure M. Pedneaud-Jobin.

C’est le plus vieux quartier de l’île de Hull parce que tout le reste a été rasé par les flammes en 1888 et en 1900.

« Il y a des gens pour qui ce ne sont que des petites maisons. Mais nous n’avons pas de châteaux, au Québec, nous n’avons pas de manoirs, nous n’avons pas 1000 ans d’histoire à mettre en valeur. C’est ça, notre patrimoine, pas Versailles. »

Campagne municipale

Le sort du quartier est devenu un enjeu majeur de la dernière campagne municipale, à l’automne, au cours de laquelle M. Pedneaud-Jobin a été réélu.

Le 3 novembre, à deux jours du scrutin, Gilles Desjardins a publié une lettre ouverte dans les journaux de la région dans laquelle il appuyait les candidats indépendants, « libres de toute ligne de parti et prêts à se pencher sur les projets qui leur sont soumis ». Une semaine plus tôt, il accusait le maire de Gatineau de l’avoir menacé lors d’une rencontre à ce sujet en janvier 2016.

Le projet divise la population gatinoise en deux parties presque égales : 48,7 % pour, 45,8 % contre, selon un sondage publié en octobre par les médias locaux. Le conseil municipal est tout aussi partagé : un vote tenu en mai sur la pertinence d’accorder une citation patrimoniale au quartier s’est soldé par un compte de 9 contre 9, une élue étant alors en vacances.

« Un débat aussi polarisé fait l’affaire des deux parties. Gilles Desjardins a pu faire parler de son projet chaque jour dans les médias, tandis que Maxime Pedneaud-Jobin a fait valoir que c’est le conseil municipal qui décidait de l’aménagement d’une ville, pas les promoteurs immobiliers. »

Patrick Duquette, chroniqueur au Droit d’Ottawa

À la recherche d’une identité

« Le maire y voit la mort du Quartier-du-Musée, avance Yves Ducharme, l’ancien maire de Gatineau embauché par Brigil comme directeur du développement commercial. Au contraire, notre démarche vise à protéger le quartier tout entier. »

M. Ducharme s’étonne que la Ville ne se soit pas opposée – ou très peu – au complexe résidentiel de 18 étages baptisé VIU, construit dans la même rue, ni au projet du groupe Sheraton, qui prévoit d’ajouter une vingtaine d’étages à l’hôtel Four Points situé… 15 mètres plus loin.

Il n’y a rien de personnel dans notre opposition, assure le conseiller Cédric Tessier, élu dans le district de Hull-Wright où se trouve le Quartier-du-Musée. « Un projet de Brigil dans le secteur Aylmer, quatre fois plus gros en nombre d’unités, a été adopté à l’unanimité par le conseil parce qu’il s’intégrait au plan d’urbanisme et proposait une approche intelligente en matière de transports en commun et de densification urbaine », dit-il.

« Ce projet-là peut voir le jour, mais ailleurs, assure le maire Maxime Pedneaud-Jobin. À la grandeur de Gatineau, il y a 4000 unités résidentielles prêtes à lever, pour lesquelles tout est approuvé. On n’est pas dans une situation dans laquelle on a besoin de faire des compromis pour créer des emplois. »

La région de Gatineau traverse en ce moment une période de forte croissance économique. Le taux de chômage, en contexte de plein emploi, est l’un des plus bas au pays. Et la population, plus jeune que la moyenne québécoise, ne s’étiole plus au profit de l’Ontario.

Décrite il y a plus de 20 ans comme « la ville la plus laide du Québec » par une députée du Bloc québécois, souvent considérée comme une banlieue d’Ottawa, Gatineau est à la recherche d’une identité propre, pense Patrick Duquette.

« Comment y arriver ? Ce projet immobilier nous pose la question, dit-il. En misant sur notre patrimoine et sur notre histoire, ou en flashant et en montrant au monde qu’on est capables de faire de grandes choses ? »

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