« Je suis hors la norme »
« Il faudrait peut-être qu’on m’arrache les yeux pour que je puisse me trouver belle », écrit Lynda Dion dans Grosse, un roman qui témoigne de sa douleur de vivre dans une enveloppe hors standards. Sans détour, à vif, l’auteure plonge dans un mal actuel : la difficulté d’exister dans un monde en quête du corps idéal.
On ne naît pas belle, on le devient. Ou pas, selon sa capacité à se conformer aux diktats de la beauté. « Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été grosse. Pas un peu ronde ou en chair, mais grosse. Dans ma perception du moins », écrit l’auteure en se penchant sur cette enveloppe – la sienne – trop imposante pour s’insérer dans la case étriquée des standards de beauté.
Le sujet gêne. Le titre, Grosse, crée déjà le malaise. Le mot est cru, provocant, un doigt d’honneur adressé à une époque obnubilée par la minceur.
« J’ai l’impression que mon surpoids marque ma résistance aux standards. C’est comme un “fuck you” à l’univers. Mais en même temps, je me suis pénalisée, moi. »
— Lynda Dion
La muraille de chair, comme en témoigne son roman, n’a pu lui épargner les régimes cycliques et la honte d’être imparfaite.
Par l’écriture, l’écrivaine, qui est aussi professeure de français et de littérature au secondaire, déterre une par une les pierres sur lesquelles repose la détestation de son corps. Raconte l’appétit impossible à assouvir, les orgies de nourriture et d’alcool entrecoupées de séances d’autoflagellation. La détresse et le fardeau.
Son récit ne s’embarrasse pas de virgules. Les souvenirs s’enchaînent dans une urgence de dire. Lynda Dion fait éclater la forme, pour éclater la norme. Pour se reconstruire.
Le roman débute avec une image forte : un couteau de boucherie posé sur le ventre de la narratrice, un acte d’ultime désespoir pour en finir avec la douleur. Trancher la chair, extirper la graisse, non pas pour mourir, mais pour vivre. Plus légère, « le corps libéré de son poids de haine ». « Je ne serai jamais Barbie je le sais déjà je suis grosse de l’intérieur », se raisonne la narratrice, pourtant écartelée entre deux options : se conformer ou défendre sa différence.
Grosse n’est pas un plaidoyer pour la rondeur, insiste l’auteure, mais un livre qui parle de l’image corporelle.
« On pense au poids, mais il y a bien des façons d’être en dehors du modèle. Les enfants eux-mêmes en sont conscients. »
— Lynda Dion
À la loterie des corps, les perdants – pour aussi peu que des oreilles décollées ou des taches de rousseur – s’exposent aux insultes et aux railleries dès la cour d’école.
« J’ai su très tôt que j’étais hors la norme. Comme dans hors la loi. Ça vient jouer sur ton estime personnelle parce que tu voudrais être dans la norme. » Mais s’affranchir du poids de l’image n’est vraiment pas simple, souligne-t-elle en pointant ses propres contradictions. Lynda Dion estime avoir été un modèle de femme ronde qui s’assume pour plusieurs de ses élèves. De l’extérieur du moins. À l’intérieur, c’était autre chose.
Peut-être qu’on accorde trop d’importance au paraître plutôt qu’à l’être, réfléchit-elle. « On va toujours trouver quelque chose à redire [à son corps]. C’est là où les femmes, on est piégées, parce qu’on est d’abord perçues comme des objets. » L’obligation de la beauté n’épargne personne, souligne-t-elle dans Grosse. Qui veut rester dans l’ombre ?
« En abordant la question du corps, je me suis surprise à découvrir que c’était en quelque sorte parler de la situation des femmes d’aujourd’hui. Je vois à travers le mouvement #moiaussi que les femmes sont écœurées d’être considérées comme des objets. Il y a une prise de parole, une volonté de dire : je suis un sujet avant tout. »
La réflexion de Grosse se termine sur un ventre éviscéré. Tous les morceaux ont été crachés, des mots puissants qui défoncent les tabous et expriment ce que d’autres vivent tout bas. Ce que souhaite Lynda Dion, c’est que d’autres femmes se reconnaissent dans cette épreuve de survie.
« Il faut amener le sujet sur la place publique. Je pense que la solution, c’est de s’ouvrir, d’arrêter d’avoir honte de ça. » Il ne s’agit pas de faire l’apologie des femmes rondes ou de tout autre format, plaide-t-elle, mais de se permettre d’être qui on est, sans avoir à s’excuser.