Jacques L’Écuyer vend ses pommes au marché. Coiffé d’une casquette rouge, vêtu d’un manteau chaud pour affronter la première neige qui tombe du ciel, il est l’un des derniers à occuper un emplacement extérieur. Encore quelques semaines, deux, tout au plus, et il partira lui aussi. Il ne restera plus alors que les marchands du mail d’hiver, à moitié vide, trois semaines après son ouverture.
Est-il inquiet ?
« Oui, je suis inquiet. Les rumeurs, c’est que l’administration veut fermer la première allée pour bâtir des condos. Est-ce que c’est vrai, pas vrai ? Je ne sais pas. Ils disent aussi qu’on va peut-être être transférés ailleurs, dans le marché. Ma clientèle, moi, est là depuis toujours. Si, mettons, ils ferment l’allée et qu’ils me disent d’aller sur la troisième, à l’autre bout, je vais cesser de venir ici. Je ne suis pas attaché au marché Jean-Talon, même si ça fait 50 ans que je suis ici. »
Jacques L’Écuyer est fils de fermier. Il a repris l’affaire de son père qui, à 80 ans, travaille encore dans le champ, à Saint-Joseph-du-Lac, près de Deux-Montagnes.
« Je viens ici depuis que je suis petit gars, dit-il. J’ai 55 ans, puis ça fait 50 ans que je suis au marché Jean-Talon. Mais si ça ne marche pas, on n’est pas attachés à ça, répète-t-il. Il y a un marché aux puces à Saint-Eustache où on peut aller vendre samedi et dimanche. Il y a aussi un marché à Prévost, dans le nord. On peut faire vendre dans le gros ou vendre au chemin. »
Trente dollars. C’est le prix qu’il paye, par jour, pour chacun des deux espaces qu’il loue dehors depuis le 31 octobre. Le prix est le même à l’intérieur. L’été, c’est plus cher. Autour de 1000 $ par mois, pour deux emplacements extérieurs. Sans compter une somme de 3000 $, « et quelques centaines de piastres », exigée pour réserver « sa place », au printemps.
« Les clients, ce ne sont pas des idiots. En fin de semaine, ça va faire trois semaines que le mail d’hiver est vide. »
— Jacques L’Écuyer, fermier
« Il y en a qui nous disent : On va aller chez IGA ou Provigo. Le stationnement est gratuit. Ici, essaie de te parquer ! La salade chez Provigo, c’est la même salade qu’ici. Ça vient de Californie ou d’ailleurs, aux États-Unis. »
33 places à louer
Daniel Brais est inquiet lui aussi. Propriétaire de la Ferme des Moissons, il s’est installé dans le mail d’hiver il y a quelques semaines. « J’aimerais, au moins, que le marché soit plus rempli », lance-t-il. La plupart de ses voisins brillent par leur absence. Disons-le : le mail est désespérément vide. Le plus gros, François Chenail, s’est fait mettre à la porte par la direction de la Corporation de gestion des marchés publics de Montréal (CGMPM), l’organisme chargé par la Ville de veiller au bon fonctionnement des marchés montréalais : Jean-Talon, Atwater, Maisonneuve et Lachine.
M. Chenail, qui possède une grosse entreprise d’importation, d’entreposage et de distribution de fruits et légumes au Canada, louait à lui seul 12 emplacements dans le mail d’hiver depuis plus de 40 ans. Sa sœur Monique, elle aussi radiée, en occupait cinq. La Corporation leur reprochait de sous-louer leurs espaces, chose interdite par les règlements.
Dix-sept emplacements vides, ça fait un gros trou. Mais c’est bien pire : 33 des 80 emplacements du mail d’hiver sont à louer. Alain Darsigny, qui a tenté de vendre ses quatre stands même si cela est illégal, n’a pas renouvelé son bail. Rita Boivin, qui en occupait huit avec une amie, non plus.
« La plus grande peine »
Mme Boivin tenait un kiosque de revente au marché Jean-Talon depuis 1958. « Son départ, c’est la plus grande peine qu’on n’a pas sur la Terre », confie sa sœur, Francine Boivin, propriétaire du commerce chez Louis sur la Place du Marché-du-Nord.
« Elle avait ses stands. Mais la direction veut diminuer les places, si je comprends. Ma sœur a dit : “J’ai toujours travaillé avec huit places. Si ce n’est pas pour fonctionner comme ça, j’aime mieux m’en aller.” »
— Francine Boivin, commerçante
Appréciée de tous, Rita Boivin louait six espaces. Sa voisine et amie, deux. Ensemble, elles exploitaient huit emplacements. Mais l’administration leur a dit qu’elles devaient ériger un mur entre les deux kiosques. À 70 ans, Mme Boivin a dit non. D’autant qu’on lui demandait aussi de retirer l’abri Tempo qui recouvrait son frigo à l’extérieur pour le protéger de la neige, l’hiver.
« Si on regarde voilà deux ans, tout allait bien, bien, bien, remarque Francine Boivin. Le marché était plein. Là, ça change. L’administration veut avoir beaucoup de petits commerces. Mais il faut que le marché puisse vivre aussi. Ces gros-là étaient là à l’année et ils payaient bien. »
Mme Boivin se questionne, elle aussi, sur les intentions de la Ville. « Dans l’administration, ils ont probablement des mandats à faire, mais on ne le sait pas, nous. Tout le monde se pose des questions. C’est quoi, les vrais mandats ? Pourquoi ils veulent diminuer les places et avoir juste des petits fermiers ? Il en faut, des petits fermiers, mais il en faut des gros aussi. »
« Une attraction touristique »
Les clients, aussi, sont préoccupés. Rosalie Forcherio fréquente le marché depuis qu’elle a 5 ans. « C’est un peu vide par rapport aux autres années, observe-t-elle. Et l’été, il y a trop de gens qui viennent ici pour prendre des photos. Finalement, on ne fait plus ce qu’on est censé faire au marché, qui est de s’approvisionner. J’ai l’impression que c’est en train de devenir une attraction touristique. »
Des clients inquiets, déconcertés et pessimistes, Francine Boivin en rencontre tous les jours.
« Oh, mon Dieu, les gens nous en parlent tout le temps. On est tannés. On ne pensait pas que ça tournerait de même, à ce point-là. On ne peut pas juger l’administration. Mais on devrait être plus informés. C’est quoi, la vraie, vraie, vraie affaire ? On ne le sait pas. On a de la peine parce qu’on ne sait pas comment ça va tourner. »