Dans le calepin de l'éditeur adjoint

Pas formidable, plutôt fort minable

Ce fut, à n’en pas douter, un véritable moment de télé.

Le coup publicitaire de Stromae au bulletin de nouvelles de TF1 dimanche dernier a attiré toutes les attentions, il a suscité une avalanche de réactions et a fracassé au passage tous les records d’écoute et de viralité.

Mais du même coup, il a aussi fracassé toutes les règles déontologiques du journalisme. Hélas.

Pour être honnête, il y a tellement de principes journalistiques qui ont été piétinés lors de cette intervention de quelques minutes que j’avoue ne pas savoir par lequel commencer…

L’objectivité ? La rigueur ? L’indépendance par rapport aux intérêts commerciaux ?

L’impartialité ? La confusion des genres ?

Name it !, comme diraient les Français.

L’équipe du journal télévisé de TF1 aura frappé un grand coup de communication en infligeant un grand coût à l’information.

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Pour résumer, on ne doit jamais mélanger spectacle et information, variétés et actualités.

Pas pour rien que Patrice Roy et Guy A. Lepage n’ont pas le même patron à Radio-Canada. Ils ne relèvent pas du même service. Et les règles et codes ne s’appliquent pas de la même manière pour tout, seulement quand Tout le monde en parle s’aventure du côté de l’information.

Comprenez-moi bien, Patrice Roy a non seulement le droit, mais il a aussi le devoir d’inviter des artistes à son Téléjournal. Il doit parler des spectacles, de la télé, des livres et du théâtre. Mais il doit le faire en respectant les règles déontologiques du métier.

On n’imagine pas Patrice Roy présenter un vin lors de son TJ en citant un conseiller de la SAQ1. Pas plus qu’on imagine Sophie Thibault scénariser une entrevue avec Céline Dion en décidant des questions et des réponses avec elle2.

Or, c’est précisément ce qu’a fait sur TF1 la cheffe d’antenne Anne-Claire Coudray en franchissant allègrement la ligne rouge3 qui sépare le divertissement de la nouvelle, en scénarisant l’intervention de Stromae dans le cadre du lancement de son nouvel album.

La question était « plantée », comme on dit. L’artiste n’avait qu’à regarder la caméra et chanter au moment où le caméraman lui faisait signe.

La suite fut un grand moment d’émotion, c’est certain. Mais il y a de la supercherie, là-dedans. On substitue au vrai le faux. On prend, en quelque sorte, les téléspectateurs en otages : ils croient écouter une entrevue tout ce qu’il y a de plus professionnel… puis finissent par comprendre que c’est un spectacle déguisé en nouvelle.

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Oui, bien sûr, TF1 a donné un vernis de vertu à tout ça en disant qu’il avait accepté de franchir le Rubicon publicitaire non pour faire mousser le nouvel album de Stromae, mais pour relayer le message porté par le chanteur. Sous prétexte que son intervention sur le suicide avait le pouvoir de sauver des vies.

Soit.

Mais dans ce cas, on trace la ligne où ? On scénarise à l’avance une entrevue sur les changements climatiques, eux aussi mortels ? Sur la violence faite aux femmes ? Ou, pourquoi pas, sur la COVID-19 ?

Et si Céline Galipeau scénarisait une entrevue sur la vaccination avec François Legault… sous prétexte que ça permettait de « sauver des vies » ? À une question plantée, le premier ministre pourrait répondre en retroussant sa manche, puis la cheffe d’antenne lui administrerait le vaccin en direct à la télé nationale…

On voit bien ainsi à quel point la témérité de TF1 représente une pente glissante.

Une fois qu’on a ouvert la porte du TJ à un artiste, pourquoi pas à un militant à la cause vertueuse ? À un expert qui défend un enjeu d’importance ? Ou à un élu qui porte un message d’un grand intérêt ?

De la même manière, si un chef d’antenne est prêt à s’entendre avec son interviewé sur une question parce que la réponse (chantée) est soi-disant d’intérêt public, pourquoi ne pas négocier toutes les questions d’une entrevue ? Pourquoi ne pas éviter les questions qui ne sont pas au goût de l’interviewé ? Pourquoi ne pas lui laisser carrément le micro ?

Or, ce sont autant de choses à proscrire dans notre métier. Pierre Bruneau ne donne jamais ses questions à l’avance. Pas plus qu’Anne-Marie Dussault ne négocie les enjeux à aborder et à éviter avant une interview.

Sinon, ce n’est pas du journalisme, mais de la mise en scène.

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Je me doute bien que je ne convaincrai pas tous les lecteurs avec ma position rigoriste. N’empêche que la protection de l’éthique en information est dans l’intérêt de tout le monde, car elle est à la base même de la relation de confiance qu’entretient le public avec les médias.

Ce n’est pas aux lecteurs, aux auditeurs ou aux téléspectateurs de se faire les gardiens du code d’éthique des journalistes. C’est une tâche qui revient plutôt aux journalistes… dans l’intérêt des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs.

Et voilà ce qui me trouble tant avec le « coup de com » des journalistes de TF1. Il a été orchestré par ceux-là mêmes qui ont à suivre les règles déontologiques. Ce sont eux, les défenseurs de leur propre crédibilité. C’est à eux que revient le devoir de respecter les règles du métier, celles-là mêmes qui sont à l’origine de la confiance que leur accorde le public.

Et c’est donc cette même confiance, dans un contexte de défiance croissante, qu’a malheureusement foulée aux pieds TF1.

1. « Les journalistes évitent de faire de la publicité déguisée ou indirecte dans leur traitement de l’information », selon le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec.

2. « Les journalistes ne transmettent pas leur matériel journalistique à des tiers, sauf si la loi leur en impose l’obligation ou s’il existe un intérêt public prépondérant justifiant de le faire. »

3. « Les médias d’information établissent une distinction claire entre l’information journalistique et la publicité afin d’éviter toute confusion quant à la nature de l’information transmise au public. »

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