Personnalité de la semaine

Alice Benjamin

Gynécologue-obstétricienne depuis presque 50 ans, les réalisations d’Alice Benjamin ont de quoi impressionner. Spécialisée dans les grossesses à risque, notre personnalité de la semaine a assisté à la naissance de plus de 10 000 bébés.

Quand Alice Benjamin a été admise en 1972 dans le programme d’obstétrique et de gynécologie à la faculté de médecine de l’Université McGill, elle était la seule femme. Maintenant, elle n’est plus du tout la seule dans les salles d’accouchement et de consultation du nouveau CUSM, loin des couleurs de la montagne qu’elle adorait contempler des anciens bureaux du Royal Victoria, où elle a mené le gros de sa carrière. Mais il n’y a pas beaucoup de femmes qui, comme notre personnalité de la semaine, peuvent dire qu’elles ont travaillé pendant autant d’années, 47 ans en tout, à suivre des grossesses à risque jusqu’à la toute fin, jusqu’à l’accouchement.

Parce que la Dre Benjamin a choisi de pratiquer son métier ainsi. Les grossesses compliquées qu’elle suit par dizaines chaque année, depuis 1971, elle veut les voir se terminer en beauté. « Je n’ai jamais trouvé rien de plus satisfaisant, de plus gratifiant, dans toute la vie », dit-elle. Voir naître un bébé grâce à ses bons soins.

Et Alice Benjamin, 73 ans, est encore au poste dans la salle d’accouchement. Une force de la nature.

Elle est née en 1945 dans le village de Piravom, non loin de la grande ville de Cochin, dans l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, le pays des dosas, des belles plages, un État où l’instruction, dit-elle, est immensément valorisée. Dans certains coins, affirme-t-elle, les taux d’alphabétisme sont de 100 %. « C’est plus qu’en Suisse ! »

De là, son père dirigeait un ensemble d’églises chrétiennes orthodoxes. Kerala, me rappelle-t-elle, une province qui compte aujourd’hui près de 35 millions d’habitants, est à 80 % hindou, mais les chrétiens – catholiques, protestants et orthodoxes – se partagent le 20 % restant avec les musulmans. En pourcentage, c’est peu. En nombre, comme toujours en Inde, c’est beaucoup.

Dans ce village où se trouve la plus vieille église orthodoxe de l’Inde, datant du IIIe siècle, elle a grandi en étudiant à la maison.

À 9 ans, elle s’est inscrite aux examens pour entrer dans le système. Elle avait au moins deux ans d’avance.

Pour les études secondaires, elle est devenue pensionnaire et a fini par s’inscrire à l’université à Delhi. Dans une faculté de médecine fondée en 1917 par les Britanniques et réservée aux femmes. Quelqu’un, au début du siècle, avait pensé qu’il serait peut-être utile d’avoir des femmes pour suivre ces femmes indiennes tellement mal à l’aise à l’idée de recevoir des soins de médecins masculins, notamment en gynécologie, qu’elles préféraient ne pas être soignées. Un fléau.

C’est ainsi que la Dre Benjamin a franchi la première étape de ses études médicales.

Puis elle a rencontré son mari, chimiste originaire du Kerala lui aussi, qui a terminé ses études en Allemagne avant de s’installer à Toronto. Elle l’a rencontré en Inde, alors qu’il était en visite, et suivi au Canada. Là, elle a poursuivi ses études de médecine au Women’s College Hospital à Toronto, où elle a commencé sa spécialité en 1971. Mais rapidement, son mari a été muté à Montréal et elle a dû modifier ses plans en conséquence. « Mais dès que je suis arrivée ici, je me suis sentie chez moi », dit-elle. Le Royal Vic ? « C’était ma maison. »

Entrer dans le programme de spécialisation n’a pas été facile. Comme la mutation est arrivée en été, la rentrée de septembre était déjà planifiée dans le programme de médecine. Toutefois, un étudiant américain hésitait encore. C’est quand il a décidé, à la dernière minute, de ne pas venir à Montréal que la jeune femme s’est faufilée dans le programme, après avoir fait un aller-retour pendant la nuit pour aller chercher une lettre de recommandation cruciale.

C’était bien avant l’internet et même le fax. Et elle était la seule femme dans sa classe.

Elle est ainsi devenue gynécologue-obstétricienne spécialisée en médecine maternelle. La Dre Benjamin, c’est celle qui veille sur les grossesses à risque. Les femmes qui ont eu des transplantations, du diabète, des problèmes cardiaques, de la pré-éclampsie, pour ne nommer que quelques difficultés.

« J’ai travaillé vraiment très fort mais j’ai été constamment gratifiée. Trouver quel est le problème, et ensuite trouver la solution. C’est ce qu’il y a de plus satisfaisant. »

— La Dre Alice Benjamin

À travers les années, elle a permis à des femmes qui n’espéraient plus pouvoir mener une grossesse à terme d’avoir leur bébé. Elle en a vu naître 10 000. Elle a aussi vu la profession changer avec la transformation de la société, l’arrivée de femmes enceintes de plus en plus âgées, ce qui a entraîné de nouveaux défis médicaux. Pendant tout ce temps, elle a aussi formé des résidents, « qui sont comme ma famille ».

Mme Benjamin a trouvé le temps à travers tout ça d’avoir une fille, qui est actuellement en train de terminer sa formation de médecin. Elle a perdu son mari il y a quelques années, après une longue maladie.

La Dre Benjamin, vous l’aurez compris, ne prend pas souvent de vacances. L’an dernier, elle est retournée au Kerala pour la première fois depuis longtemps. Elle y a vu son père pour la dernière fois. Il est mort en septembre, à 96 ans. Mais ici, Alice a encore de la famille : sa fille, bien sûr, et sa sœur, qui fait de la recherche en chirurgie à l’Hôpital général et enseigne à McGill. Mme Benjamin a une autre sœur qui est aussi médecin, spécialiste des soins intensifs et des maladies infectieuses, en Floride. Leur unique frère est avocat.

Et ici, il y a aussi ces milliers de bébés souvent nés contre toute attente grâce au travail de cette obstétricienne exceptionnelle.

Alice Benjamin en quelques choix

Un livre :

La Bible. L’Ancien et le Nouveau Testament, qui se font écho. « Tout y est », dit-elle. « Il y a un passé, un présent et un futur rempli d’espoir pour tout le monde. C’est tellement encourageant, peu importe comment on se sent. »

Un film : « Je suis vieux jeu : La mélodie du bonheur. »

Un personnage historique : « Gandhi, qui a fait l’indépendance de mon pays sans tirer le moindre coup de feu. »

Un personnage contemporain : Terry Fox. « Je ne l’ai jamais rencontré, mais il m’inspire. Le monde devrait être rempli de gens comme lui. »

Une phrase : « Mon père nous disait souvent, quand on était jeunes et qu’on ne faisait rien, que la vie passe en secondes et qu’il faut profiter de chacune d’elles pour être utile, pour s’approcher de son but. »

Une cause qui vous ferait descendre dans la rue : « Je défendrais l’équité sociale, la nécessité de nourrir, d’instruire et de partager la richesse et le savoir avec tous. Et sur ma pancarte, j’écrirais la phrase de Gandhi : “Il y a de la place et des opportunités pour tout le monde.” »

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