ski de fond

Quelques jours avant son départ pour l’Europe, aujourd’hui, Alex Harvey s’est confié à notre journaliste le temps d’un trajet sur l’autoroute 20 entre Montréal et Québec. Le fondeur de 30 ans annonce ses objectifs, réfléchit à son avenir, s’exprime sur son nouveau rôle de mentor dans l’équipe canadienne, revient sur les Jeux de PyeongChang et expose sa vision de ses adversaires russes.

Alex Harvey

Pour la dernière fois ?

Québec — Alex Harvey a célébré Noël hier soir. Un vrai de vrai Noël en famille chez sa mère à Saint-Ferréol-les-Neiges : sapin, remise de cadeaux, six-pâtes, barres Nanaimo.

Ce Noël anticipé s’est inscrit dans la tradition par la force des choses. Depuis 2009, le fondeur n’a jamais été avec les siens durant la période des Fêtes. Cette année encore, il réveillonnera à Davos, profitant d’un répit avant le début du Tour de ski, son premier grand rendez-vous de la saison.

« Le travail que je fais en ce moment – parce que je considère ça comme mon travail – c’est un rêve, note Harvey. Je vis ma passion, ma véritable passion. J’aime ça, mais il y a beaucoup de choix qui viennent avec. Le plus dur, c’est d’être parti cinq mois par année. Ne pas être là à Noël. Ou à la Saint-Valentin. Je n’ai jamais fêté la Saint-Valentin avec une blonde de ma vie… »

Ce qui ne l’empêche pas d’être romantique. Le 9 septembre, deux jours après son 30e anniversaire de naissance, il a demandé sa copine Sophie en mariage. Il a fait ça à sa façon, lors d’une sortie de récupération en vélo de montagne au Mont-Sainte-Anne. En temps normal, il suit sa blonde en se contentant de tourner les jambes. Pour mettre son plan à exécution, il a dû la distancer dans une montée.

« Je savais que ça tapait dans son ego. Je l’entendais : “Voyons, os… de cave, qu’est-ce que tu fais ! ? !” »

À un croisement de deux sentiers, il a balancé son vélo dans le bois et s’est mis à genoux pour attendre son amoureuse sur deux roues. Nom de la piste : la Harvey. « J’avais pensé à mon affaire ! », dit-il, fier de son coup. Elle a dit oui. Le mariage aura lieu en juin dans Charlevoix.

À ce moment-là, le marié sera soit un nouveau retraité prêt à entreprendre son barreau, soit un athlète en plein entraînement en vue de la prochaine saison.

« Une année à la fois », répète Harvey à l’envi depuis le début de l’automne. Le changement de discours est notable par rapport à ce qu’il envisageait à la fin du dernier hiver, soit se retirer après les finales de la Coupe du monde disputées à Québec, fin mars.

« Dans ma tête, ce n’était pas si clair que je voulais tant arrêter en 2019, se défend-il. Je savais que les Jeux de 2022 étaient un peu loin. Rendu là, ça ne semble finalement plus si loin que ça. Une année de plus, j’entends. »

« J’ai encore du fun »

En 2019-2020, aucune compétition des Championnats du monde n’est au programme, mais d’autres étapes de Coupe du monde se dérouleront à la fin de la saison à Québec, à Canmore et au Minnesota, patrie de la championne olympique Jessica Diggins.

« Il y aura des choses excitantes, c’est pour ça qu’en ce moment, la porte n’est pas fermée. »

— Alex Harvey

Même une quatrième participation aux Jeux olympiques, à Pékin, en 2022, « n’est pas impossible, mais c’est loin ». « J’ai encore du fun, je progresse toujours, surtout en distance, relève-t-il. Je n’ai jamais fait autant de points en Coupe du monde que l’an passé. Et objectivement, sans me comparer aux autres, sur mes propres valeurs, je n’ai jamais été un aussi bon skieur de fond. Je trouve ça tripant et je veux que ça continue comme ça. »

C’est pourquoi il rejette catégoriquement l’idée de limiter ses déplacements en Europe pour des événements ciblés à partir de 2020. « Je sais ce que ça prend pour être le meilleur au monde. Je ne serais pas capable de me convaincre moi-même que je suis prêt à me battre pour gagner. »

La progression de Harvey s’est poursuivie dans tous les tests à l’entraînement depuis le 1er mai, en particulier ses capacités aérobiques.

« Il est vraiment en forme, témoigne son entraîneur Louis Bouchard. Il ne semble pas démontrer les signes d’un athlète sur la pente descendante. Il a encore une belle courbe en puissance. Je n’ai pas d’inquiétudes, Alex va rivaliser. À titre d’exemple, il ne va pas se faire prendre facilement son titre au 50 km, s’il se le fait reprendre. »

Ce 50 km style libre des Championnats du monde de Seefeld (Autriche), en février, est le grand objectif de l’année avec le skiathlon de 30 km, où le Québécois aura un compte à régler après avoir loupé le coche sur une erreur tactique à Lahti en 2017 (5e).

Le mentor

Une nouvelle direction à Ski de fond Canada, après une période d’incertitude, a aussi éclairci l’horizon. Pendant un temps, Harvey s’est demandé s’il n’aurait pas à s’organiser lui-même pour financer une équipe de soutien à la hauteur de ses ambitions. Le directeur général Shane Pearsall et le conseiller haute performance Pierre-Nicolas Lemyre l’ont rassuré.

À 30 ans, Harvey est désormais l’aîné de l’équipe canadienne de ski de fond. Ce statut, paradoxalement, l’a fait rajeunir. « C’est le fun de voir comment les nouveaux sont motivés. Ils s’essaient [à l’entraînement], c’est beau à voir. »

Le quintuple médaillé mondial leur sert de mentor, selon un plan axé sur la « Prochaine génération » soumis par Bouchard à l’agence À nous le podium (ANP), qui recommande l’octroi de fonds destinés à la performance de pointe.

Après une période d’incertitude au printemps, ANP a permis le financement complet de stages d’entraînement à Canmore et en altitude à Mammoth Lakes (Californie). En plus des membres de l’équipe senior, des dizaines de fondeurs juniors ou au début de la vingtaine ont pu y assister sans frais, une première depuis des années.

Autant par émulation que par des exposés plus formels, Harvey a démontré la voie à suivre pour atteindre le niveau supérieur. Par exemple, avant une séance de ski à roulettes, il expliquait sa façon de s’y préparer, les objectifs poursuivis, ce qu’il pensait en retirer. Le soir, il racontait des anecdotes sur Petter Northug fils, Dario Cologna et autres vedettes du circuit. Il a également parlé de sommeil, de récupération, d’alimentation.

« Être un athlète 24 heures sur 24. Ce n’est pas parce que tu fais stop sur ta montre que ta job est terminée. Au contraire, c’est là que ça commence. »

— Alex Harvey

Nommé entraîneur-chef de Ski de fond Canada (SFC) le 1er novembre, Bouchard a senti l’effet Harvey sur ses troupes : « Ils ont l’habitude de nous entendre. Le disque tourne. Quand un gars comme Alex fait des commentaires, ça augmente la concentration et ça change l’attitude des jeunes. J’ai vu à quel point ça fait une différence. On a fait des pas de géant. »

Séjour norvégien

La force des jeunes, c’est bien beau, mais rien ne vaut la compétition avec des rivaux de son calibre pour pousser la machine plus loin.

Harvey a donc passé près d’un mois en Norvège durant l’été pour participer à deux séries de courses de ski à roulettes. Invité par les organisateurs, qui ont été aux petits soins avec lui, il a pu se frotter à plusieurs de ses adversaires habituels sur le circuit de la Coupe du monde. Ses excellents résultats dans ces événements télédiffusés et chaudement disputés lui ont confirmé qu’il était sur la bonne voie.

Il a profité de son séjour norvégien pour visiter son ami et ancien coéquipier Devon Kershaw, qui vit à Trondheim avec femme et enfant. Le nouveau retraité, qui lorgne des études en médecine, lui en a donné pour son argent dans des sorties de course à pied.

À l’initiative de Lemyre, qui est directeur du département d’entraînement et de psychologie à l’École norvégienne des sciences du sport, Harvey a pu consulter un biomécanicien au centre Olympiatoppen d’Oslo. Ce spécialiste de la double poussée travaille étroitement avec Martin Johnsrud Sundby.

« Qu’est-ce que tu fais sur mon foutu tapis roulant ? », a lancé (à la blague) le quintuple médaillé olympique norvégien en voyant son rival canadien s’exercer sur son appareil… Le perfectionnement s’est avéré concluant. « Sur la confiance du geste », apprécie Bouchard.

Après six mois d’entraînement, Alex Harvey s’envole aujourd’hui pour Davos. Quand il posera les skis dans les Alpes suisses, il aura enfin le sentiment de se mettre « en mode compétition ». Après des courses préparatoires en Suède les 17 et 18 novembre, il lancera sa saison de Coupe du monde la semaine suivante en Finlande. Il reviendra la conclure cinq mois plus tard sur les plaines d’Abraham. Idéalement, avec quelques médailles de plus dans ses bagages. Et une idée plus claire de son avenir.

Ski de fond

Brocoli russe

La scène se déroule l’été dernier en Norvège. Alex Harvey s’échauffe avec un Norvégien en prévision d’une course de ski à roulettes. Ils s’arrêtent pour prendre une gorgée. Les Russes Alexander Bolshunov et Denis Spitsov, 21 et 22 ans, passent devant eux. Leur carrure est impressionnante.

« Je comprends ce que tu veux dire, Alex : ils ne mangent pas le même brocoli que nous durant l’été… », lâche le fondeur norvégien.

Cette observation a particulièrement fait plaisir à Harvey. Au plus fort de la crise sur la présence des Russes aux Jeux olympiques de PyeongChang, l’an dernier, ses collègues de la Norvège avaient préféré ne pas trop se mêler au débat. Sollicité par les médias norvégiens, Harvey était allé au bâton, en dénonçant la possible réintégration de ses rivaux russes.

Aujourd’hui, le champion mondial du 50 km se sent moins seul. À ses yeux, l’épisode de PyeongChang, où les athlètes russes ont évolué sous un drapeau « neutre », n’était qu’une mascarade.

« On se disait : ils vont inviter les Russes, mais pas les coachs impliqués. Voilà qu’on arrive à la cafétéria et on voit les coachs qui ont entraîné tous les athlètes qui ont eu un test positif dans les dernières années… »

« C’est le même staff qui est là, les mêmes docteurs, les mêmes physios. Ils ont essayé de faire ça de façon hypocrite, je trouve. »

— Alex Harvey

Mais le jeune Bolshunov, dominant sur le circuit de la Coupe du monde et autorisé à courir, manquait à l’appel. Absent pour le skiathlon, il était resté à Seefeld, en Autriche, lieu de la dernière épreuve préolympique.

Apparemment, il était malade comme un chien, même qu’il a dû être hospitalisé à Innsbruck, selon ce que Harvey avait pu lire dans des médias et entendre dans les coulisses. « C’était la même chose pour Spitsov et [Alexey] Chervotkin. »

« Tu vas la recevoir par la poste, ta médaille »

La réalité était tout autre, apprendra-t-il plus tard de la bouche de son préparateur physique Charles Castonguay.

Ce dernier était à Seefeld à titre d’entraîneur pour l’équipe canadienne qui se préparait pour les Mondiaux juniors. Alors que les JO étaient commencés, il a été surpris de tomber sur Bolshunov et Spitsov, entraînés par le sulfureux Yuri Borodavko, écarté de l’équipe olympique russe en raison de son passé trouble avec des athlètes dopés.

Pour un gars malade, Bolshunov s’en donnait à cœur joie. « Charles prenait des notes et l’a vu skier avec une veste lestée, relate Harvey. Cinq jours de suite, il a fait des séances d’intensité de fou, qui détruiraient n’importe qui. Ensuite, il prenait l’avion pour aller en Corée. Il est arrivé la veille du sprint. Avec le décalage horaire de huit heures, nous, on était arrivés 10 jours à l’avance, comme tout le monde. »

Troisième du sprint individuel, Bolshunov a ajouté trois médailles d’argent au relais 4 x 10 km (avec Spitsov et Chervotkin), au sprint par équipes (avec Spitsov) et au fameux 50 km où Harvey a terminé quatrième. Andrey Larkov, l’autre Russe du relais, a remporté le bronze.

Vidé à sa sortie de piste – « Je ne sentais plus rien » –, Harvey s’est laissé gagner par les émotions au moment de donner une entrevue à Radio-Canada. Les pleurs ont repris de plus belle devant les journalistes de la presse écrite. Quand son père est arrivé en larmes, il a retenu des sanglots.

« Tu vas la recevoir par la poste, ta médaille », a lâché Pierre sur le coup de l’émotion. Dix ans plus tôt, son fils avait reçu une médaille de bronze par la poste après le contrôle positif d’un rival tchèque.

Alex n’a aucun espoir que le scénario se reproduise pour PyeongChang. « Je ne mets pas vraiment d’attentes là-dessus. Ils ne se sont pas dopés pendant les Jeux, les Russes. Mais je pense que dans leur carrière, ils se sont dopés, et fort probablement l’été d’avant. »

Un regret

Neuf mois plus tard, il raconte cet épisode d’un ton résigné et presque détaché. Son palmarès est vierge de podium olympique, mais il n’en fait pas une maladie.

« Au début, c’était dur, j’étais vraiment à terre, triste, déçu. Ça a pris une couple d’heures, une journée disons, pour décanter tout ça et, après, apprécier ce que j’ai réussi aux Jeux. Ç’a été une super belle expérience. Ce n’est plus une déception pantoute, vraiment pas. »

Il n’a qu’un regret, celui de ne pas avoir pu partager un succès avec ses entraîneurs et ses techniciens. Quand il est entré dans la salle de fartage, le chef Yves Bilodeau, un ancien coéquipier de son père, pleurait lui aussi.

« Ces moments-là sont tellement forts. À Lahti, quand j’ai gagné, c’était fou. Après l’hymne national, je suis rentré dans le truck de fartage et ils ont parti du gros AC/DC dans le fond ! C’était l’extase. Ils travaillent tellement fort. Je n’ai pas pu leur donner ce moment-là, aux farteurs, aux coachs et à mon père. C’est ça qui était difficile. »

Aux yeux de Harvey, Bolshunov est un « talent extraordinaire » qui aura une carrière grandiose. « Ce gars-là, tu le mets dans le système norvégien et il est aussi bon, sinon meilleur. Mais je n’échangerais tellement pas ma vie avec la sienne et ses médailles. »

Il plaint presque les Russes, victimes selon lui d’une structure qui restera viciée et corrompue tant que ses têtes dirigeantes n’en seront pas évincées. « Je ne peux rien y faire, à part me préparer du mieux que je peux. C’est possible de les battre quand même. C’est juste que ça rend ça plus difficile. »

Ski de fond

Cinq anneaux et un malaise

Fils d’un athlète olympique d’été et d’hiver, lui-même triple olympien, Alex Harvey a les cinq anneaux tatoués sur le cœur.

« C’est le signe le plus fort pour le sport », lance-t-il, assis dans le siège du passager avant d’une voiture en route pour Québec. Il montre ses bras : « Juste en disant ça, j’ai des frissons. Quand tu es jeune, tu vois les Jeux olympiques et tu veux y aller. Usain Bolt, Michael Phelps, ce sont des dieux. C’est un symbole encore très fort, mais c’est un peu en perte de vitesse. »

Le conducteur, son agent et ami Denis Villeneuve, lève un sourcil dans le rétroviseur.

Harvey sent que la levée des sanctions contre la Russie par l’Agence mondiale antidopage (AMA), en septembre, et les allégations d’intimidation lancées par la championne olympique de ski de fond Beckie Scott, qui s’y opposait, plombent l’image du sport en général.

« L’AMA passe pour une organisation qui n’a pas tant de colonne, assène-t-il. Ils ont voulu faire semblant qu’il y avait des standards [pour réadmettre la Russie]. Je pense que c’est politique et que ça se passe bien au-dessus de nos têtes à nous, les athlètes. »

Calgary 2026

La candidature de Calgary pour les Jeux de 2026, qui fera l’objet d’un référendum mardi, s’en trouve affectée, estime le fondeur.

« Même sans tenir compte des coûts, c’est sûr qu’il y a des gens à Calgary qui disent : "On ne veut pas ça dans notre cour, les Jeux olympiques, c’est n’importe quoi.” Ça n’a plus la même aura qu’avant. »

Dans son entourage à Québec, il entend les gens se féliciter de la tenue d’événements ponctuels comme la Coupe du monde de ski de fond sur les plaines d’Abraham. Une aventure comme les JO ne leur paraît plus aussi attirante.

« Comme athlète qui a rêvé aux Jeux olympiques toute sa vie, qui a été tellement inspiré par ces anneaux-là, je trouve ça triste. Je ne sais pas si les jeunes en rêvent, si le symbole est aussi fort qu’il l’a été pour moi. »

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