Chronique

« Il ne vient plus hanter mes nuits »

Lucie se souvient du moment où elle a décidé d’écrire sa lettre. Elle regardait la télévision.

Un reportage sur la justice réparatrice, où des victimes rencontrent des agresseurs. Pas leurs agresseurs à elles, des agresseurs, en prison. Une façon pour ces victimes d’agression sexuelle de comprendre ce qui se passe dans la tête des bourreaux.

Lucie se souvient de cette femme qui regardait le plancher, tête baissée. Ce qu’elle disait était presque inaudible.

— J’ai honte… J’ai honte…

Un des agresseurs l’a interrompue : 

— Je comprends pas, c’est pas toé qui devrais avoir la tête penchée et regarder le sol, c’est moé. La honte, c’est pas toé qui devrais l’avoir, c’est moé.

C’est à ce moment-là que Lucie a décidé d’écrire une lettre au bourreau de son enfance à elle, de le retrouver et d’aller lui donner la lettre, pour enfin tuer la honte, sa honte.

***

Lucie, c’est Lucie Tremblay, dessinatrice de décors de cinéma.

La lettre de Lucie commençait ainsi : Monsieur, j’écris de mon appartement où je me sens en sécurité… où je me sens bien. Demain j’irai vers vous, car je suis prête à vous faire face. Je m’appelle Lucie Tremblay et je vous écris aujourd’hui pour me soulager du fardeau que je porte depuis 25 ans. Je vous écris pour vous dire que vous avez abusé de moi de l’âge de 8 ans à 12 ans…

C’était en 2003.

Lucie était une femme, désormais, mère de deux jeunes garçons, Loïc et Yohann. Elle portait en elle cette honte qu’ont souvent les victimes d’agression, comme si c’était un peu – ou beaucoup – leur faute.

Il fallait qu’elle se libère de sa honte, qu’elle la transfère sur les épaules de cet homme-là.

Lucie a décidé de filmer sa démarche et ses réflexions. La caméra, c’était pour éventuellement faire un film, mais c’était aussi, dit-elle aujourd’hui, « [s]on courage ».

Elle a retrouvé son agresseur, ce fut long, des mois. Mais elle l’a retrouvé.

Lucie n’a jamais fait le film, son film.

Sauf que le film s’est fait quand même…

Bon, qu’est-ce que je vous raconte en premier ?

Le film ou la confrontation ?

Allons-y avec le film, d’abord.

***

Ça s’appelle Elle pis son char, « [u]n film commencé par Lucie Tremblay et terminé par Loïc Darses », comme on peut le lire au début du court métrage.

Loïc, c’est le fils de Lucie, que j’ai mentionné plus haut.

Devenu adulte, Loïc devait réaliser en 2014 un film dans le cadre de la dernière année de son bac en cinéma à l’UQAM. Il a demandé à sa mère d’avoir accès aux bandes, pour en faire un film. Lucie a dit oui.

Dans les premières secondes du film, Lucie regarde la caméra et elle s’adresse à son agresseur, elle répète ce qu’elle veut lui dire si elle le retrouve, la scène rappelle un peu Taxi Driver quand De Niro répète ses menaçants « You talkin’ to me ? », sauf que Lucie n’est pas belliqueuse, elle cherche les mots, elle cherche la façon…

« As-tu une idée pourquoi je viens ici ?… As-tu une idée ? »

Elle cherche le ton, on pourrait même dire qu’elle se cherche, en « jouant » la confrontation à venir.

Lucie poursuit : « Est-ce que tu me reconnais ?… Est-ce que vous me reconnaissez ? »

Question complexe : est-ce qu’on dit « tu » à celui qui a volé son enfance ? Ou est-ce qu’on lui dit « vous » ?

Loïc : « En voyant les images, j’ai d’abord vu une femme, ma mère, seule dans son char avec sa caméra pis sa douleur, mais aussi avec une force incroyable. C’est ça qui m’a inspiré avant tout : son espèce de vaillance vengeresse et quasi héroïque. »

Le court métrage a été sélectionné pour le festival de films de Sundance en janvier dernier, il a été présenté cette semaine à Plein(s) Écran(s), un nouveau festival de films sur Facebook. Je l’ai visionné et j’ai été soufflé.

Elle pis son char est inclassable, un road movie original, troublant et intime, violent et tendre, une fenêtre ouverte sur une femme qui veut panser ses blessures.

Ce film, c’est aussi la passe sur la palette d’une mère à son fils cinéaste, en ce sens que Loïc termine le film que sa mère – trop proche de son sujet – n’avait jamais achevé.

Loïc ne voulait pas faire un film qui « portait strictement sur l’abus », ça ne l’intéressait pas.

« Je voulais faire un film sur la rédemption d’une femme qui, malgré un passé difficile, a pu élever ses deux gars avec tout l’amour du monde. Et l’un d’eux reprend le flambeau en achevant et en scellant cette histoire dans le temps, par le cinéma. Ça devenait l’exemple de cette idée de rédemption et de transmission filiale par le cinéma. »

***

La confrontation, maintenant.

Elle a eu lieu, en plein hiver, sur le pas de la porte d’un vieil homme qu’on ne peut pas reconnaître.

On entend sa voix, ses mots.

On entend Lucie passer du « vous » au « tu », remarquablement calme malgré le volcan qui gronde en elle. Pas de cris, pas d’emportement. Juste des mots qui portent.

— Ça m’a marquée longtemps, qu’elle lui dit.

— Ben, j’sais pas, se défend l’homme, tu v’nais m’trouver, esti…

Un aveu implicite dans une tentative bête de se dédouaner. Tu v’nais m’trouver…

Lucie le remet à sa place, toujours avec une maîtrise admirable. On regarde Lucie dans ces images chambranlantes, on peut deviner sa nervosité devant son agresseur, sur le pas de sa propre porte…

Et on se dit que la force, c’est ça, c’est ce moment-là, quand elle l’a devant lui.

Dans la main du type, on voit la lettre de Lucie.

Mission accomplie, quête terminée. S’il l’a lue, il a lu ces mots : 

Je n’ai plus peur de vous, je ne suis plus votre victime. Je suis morte d’une vie tourmentée et je renais d’une vie calme.

***

Onze ans, presque douze, ont passé depuis que Lucie a confronté son agresseur. Elle a, en Loïc et Yohann, « deux garçons exceptionnels », avec qui elle a de belles soirées, remplies de fun. « Ça va vraiment mieux », dit-elle, mesurant la distance depuis son road trip de 2005.

Je demande à Lucie pourquoi elle a choisi de ne pas porter plainte. Surtout qu’elle avait des aveux sur vidéo…

« Ma démarche m’a suffi, je n’ai jamais envisagé aucune plainte ou poursuite. Je le faisais pour moi. J’aurais jamais été capable de raconter les événements à personne, encore moins en cour. Je l’ai fait à mon rythme, à ma façon, selon mon courage, sans deadline, pas de protocole, pas de date, pas de rendez-vous. Déposer la lettre sur une pierre tombale aurait fait l’affaire… »

Mais l’homme était vivant, Lucie l’a retrouvé, et elle a pu transférer les deux tonnes de honte qu’elle portait sur ses épaules sur celles du vieux monstre.

« J’ai juste été chanceuse qu’au moment où je regardais les boîtes aux lettres, il passait avec son pick-up, me raconte-t-elle, ce qui fait remonter à ma mémoire cette scène forte du film. Jamais je n’oublierai ce moment, le moment où la vie m’a donné la chance de me libérer et où je l’ai prise. Je l’ai tué en moi, il ne vient plus hanter mes nuits. »

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