Urban Sketchers

Croquer la vie

Lorsqu’elle voyage, Shari Blaukopf ne prend quasiment plus aucune photographie. Elle préfère croquer avec ses plumes et ses pinceaux ce qui se passe sous ses yeux. Comme la Montréalaise, des milliers de dessinateurs urbains s’emploient à capter le réel dans leur carnet à dessins. Ensemble, ils forment la vaste communauté internationale des Urban Sketchers.

Créé en 2007 à Seattle, le mouvement Urban Sketchers rassemble des artistes désireux de se rencontrer – physiquement, mais aussi virtuellement – pour dessiner leur ville, leur quartier ou, plus simplement, leur vie quotidienne.

Aujourd’hui, la communauté compte plus de 170 groupes organisés, disséminés sur tous les continents. Certains jours à Hong Kong, ils peuvent être 200 artistes – professionnels ou amateurs – à jouer du pinceau côte à côte. À New York, des rencontres sont organisées plusieurs fois par semaine. À Montréal ? Le groupe, fondé en 2012 par Shari Blaukopf et Marc Taro Holmes, se réunit le quatrième dimanche de chaque mois (sauf en décembre) dans un lieu convenu. La prochaine rencontre est d’ailleurs prévue le 27 novembre, 10 h, au square Phillips.

« Lors de notre première rencontre, qui a eu lieu au marché Jean-Talon, nous étions sept, se souvient Shari Blaukopf. Aujourd’hui, il n’est pas rare que nous soyons 40 ou 50 personnes à dessiner ensemble… Des hommes, des femmes ; des jeunes, des vieux. Certains sont designers, architectes paysagistes, professeurs. C’est un mélange très hétéroclite. »

Chaque dessinateur utilise la technique qui lui plaît – encre, crayon, aquarelle… –, mais tous respectent le précepte fondateur du mouvement : les croquis sont dessinés sur le motif, c’est-à-dire en direct. Pas de travail en studio à partir de photos ni de modèles qui posent pour les besoins de la cause. Le dessin est fait in situ, en respectant le plus fidèlement possible la réalité. Ce n’est pas le lieu ni l’heure pour des œuvres élaborées ; les esquisses peuvent prendre, selon l’artiste, de 20 minutes à une heure. Parfois, la couleur est ajoutée plus tard, mais idéalement, l’œuvre est entièrement réalisée sur place.

« C’est une façon de documenter notre vie, à la manière d’un journal personnel qui serait dessiné. »

— Diane Bouchard, cofondatrice des Urban Sketchers du Saguenay–Lac-Saint-Jean

Marc Taro Holmes est d’accord : « Nos dessins témoignent en général de notre vie quotidienne. Seulement, parfois, certains ont des vies plus mouvementées que d’autres. » Il cite l’exemple de Veronica Lawlor, qui avait son carnet sur elle lorsqu’elle a assisté, impuissante, aux événements du 11 septembre 2001. Ou du croquis inachevé de Kumi Matsukawa, interrompue en plein travail par le tremblement de terre de mars 2011, au Japon.

Toutes les esquisses ne sont heureusement pas aussi dramatiques. Plusieurs représentent des quartiers animés, des bâtiments historiques, des gens en action, des rues, des arbres. Mis bout à bout, ces croquis témoignent des beautés (mais pas que) d’une ville et, surtout, de la vie de ses résidants.

Pour Marc Taro Holmes, l’exercice s’apparente à une forme de reportage, où les dessins remplaceraient les mots. Un reportage qui doit, pour exister, être partagé avec le plus grand nombre. C’est là une autre règle du mouvement : tous les participants – qu’ils viennent de Montréal, de Chicoutimi ou de Paris – doivent diffuser le fruit de leur travail sur les médias sociaux. « Le partage des œuvres est à la base du mouvement, tout comme la gratuité des rencontres », dit Shari Blaukopf. C’est en effet par le truchement de Facebook et d’Instagram que se tricotent les liens de cette communauté mondiale.

Voyageur cherche dessinateur

L’intérêt du mouvement Urban Sketchers dépasse largement le partage des techniques, voire des œuvres artistiques, selon Marc Taro Holmes.

« Ce sont les rencontres qui priment ! Quand je voyage, je contacte presque toujours les membres de la branche locale des Urban Sketchers. Souvent, je trouve des gens avec qui dessiner et qui me servent aussi de guides pour découvrir leur ville. »

— Marc Taro Holmes

L’avantage est d’autant plus grand que ces dessinateurs urbains connaissent des coins secrets où s’installer avec papier et pinceaux. La vie est souvent plus passionnante à observer loin des grands monuments… C’est vrai à Londres comme à Montréal.

« Je suis née ici, mais c’est en faisant des croquis que j’ai découvert ma ville, dit Shari Blaukopf. J’aime me perdre dans les différents quartiers pour trouver des lieux inspirants. L’hiver ? Je dessine dans ma voiture. »

« Je peux dessiner presque n’importe où, ajoute Marc Taro Holmes. Au garage, en attendant mon changement de pneus, au restaurant, même en randonnée. J’ai toujours mon matériel avec moi. »

« On devient forcément des ambassadeurs pour notre ville. Souvent, des touristes participent à nos rencontres à Montréal. Certains organisent carrément leurs vacances en fonction de notre calendrier. Partager nos croquis devient aussi une façon de dire ce qu’on aime à Montréal et ce que les visiteurs devraient voir. »

Pour ces deux amis dessinateurs aux intérêts opposés (elle aime les sites un brin décrépis, il se passionne pour les vieilles demeures historiques), tous les prétextes sont bons pour sortir les crayons. Surtout en voyage. Au retour, le carnet à dessins devient plus précieux que tous les albums photo, selon Shari Blaukopf. « Prendre une photo est l’affaire d’une seconde. On appuie et on oublie. Faire un croquis peut prendre une heure. Pendant que je dessine, je prends conscience de ce qui m’entoure : les bruits, le mouvement, les odeurs. Tous mes sens sont stimulés. Ce sont toutes ces sensations qui remontent à la surface lorsque je revisite mes anciens carnets de voyage. »

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