OPINION

Le Québec malade de ses infirmières 

Que s’est-il réellement passé depuis le vibrant témoignage d’Émilie Ricard en mars 2018, suivi d’un élan de solidarité sans précédent de la population et de nombreux appels à l’aide d’infirmières afin que cesse le temps supplémentaire obligatoire et que s’améliorent leurs conditions de travail ? 

De multiples problèmes de ressources et d’accessibilité aux soins persistent, conduisant à des recours en justice afin d’augmenter le personnel au sein des équipes soignantes. Encore et encore, les infirmières continuent de dénoncer l’obligation du temps supplémentaire obligatoire. La détresse, la démotivation et la démobilisation s’accentuent.

De plus en plus de jeunes songent à quitter la profession et l’on constate une diminution des inscriptions dans les programmes de technique en soins infirmiers au collégial.

En somme, on assiste aux effets persistants et délétères des conditions de travail insoutenables, chroniques, et qui ont grandement fragilisé la profession.

Des coupes non sans conséquenceS

La vision centralisatrice et de contrôle des coûts de la dernière réforme a eu des effets systémiques sans précédent sur la pratique infirmière. Cette réforme s’est concrétisée par une réduction de 62 % des directions de soins infirmiers (DSI) et de 13 % des cadres intermédiaires infirmiers. Ces derniers ont pour rôle de soutenir les équipes de soins et de veiller, en collaboration avec les DSI, à la qualité de la pratique infirmière et des soins offerts à la population. De plus, de nombreux postes de gestionnaires en soins infirmiers ont été remplacés par des gestionnaires non infirmiers.

Il en a résulté une gestion à distance, déconnectée des préoccupations des équipes de soins, de la désorganisation et du chaos au point de vue de la planification des ressources, de l’organisation et du climat de travail.

Le contrôle des coûts s’est traduit par une sous-dotation chronique des équipes de soins et une réduction du personnel qualifié. Les données de la chaire de recherche POCOSA, publiées par Radio-Canada (mai 2018), démontrent qu’entre 2006 et 2016, la proportion du budget de la santé réservée aux salariés du réseau (non médecins) a baissé de 43 à 37 %, alors que celle allouée aux médecins a augmenté de 14 à 19 %. L’enveloppe budgétaire réservée aux infirmières a crû de 41 % depuis 2006 et celle des médecins a augmenté de 106 % ; cette tendance est unique au Canada.

Ces coupes ne sont pas sans conséquences sur la qualité et la sécurité des soins offerts à la population. Plus de 250 publications en sciences infirmières démontrent une association entre le risque de mortalité et de morbidité des patients et des déficiences dans l’organisation des services infirmiers telles que le temps supplémentaire obligatoire, l’utilisation du personnel moins qualifié, un modèle de gestion distant, non participatif, dépersonnalisé.

De telles conditions mettent en péril la capacité des infirmières d’offrir des soins sécuritaires et de qualité à la population du Québec, qui a toutes les raisons de s’inquiéter. Comment aura-t-elle accès aux services ? Quelle sera la qualité des soins offerts ?

Les priorités de la ministre

Danielle McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux, fait face à une situation extrêmement détériorée. Dans son discours lors de la dernière assemblée générale de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ), elle s’est dite grandement interpellée par les conditions de travail des infirmières.

La ministre a affirmé son engagement à créer les conditions essentielles pour redonner une qualité de vie aux infirmières et leur permettre d’exercer selon leur plein potentiel.

Déjà, elle identifie deux dossiers prioritaires, soit : 1) l’augmentation de l’accès aux soins en élargissant le rôle des infirmières praticiennes spécialisées (IPS), et 2) l’abolition du temps supplémentaire obligatoire. 

Son approche aura permis, ces dernières semaines, une avancée considérable quant à la reconnaissance de la compétence et de l’autonomie des infirmières praticiennes (IPS). L’abolition du temps supplémentaire obligatoire exige que l’on tienne compte des facteurs décrits précédemment qui ont grandement contribué à fragiliser la profession infirmière.

Il devient urgent de mettre en œuvre un plan d’action national susceptible de mobiliser les acteurs concernés et de redonner espoir aux infirmières. C’est pourquoi nous lançons un message à la ministre McCann afin de lui offrir notre collaboration. Nous proposons trois grandes pistes d’action afin d’amorcer cette démarche : la reconnaissance, le réinvestissement et l’innovation.

Contribution fondamentale

Les infirmières représentent 49 % du personnel soignant dans le système de santé. En collaboration avec les infirmières auxiliaires et les préposés aux bénéficiaires, elles assurent une présence 24 heures par jour et 7 jours par semaine dans une diversité de milieux de soins et services.

L’étendue du rôle des infirmières, de leurs compétences et de leurs responsabilités ne correspond pas au niveau d’influence de la profession dans le réseau de la santé.

Il est urgent de reconnaître concrètement leur contribution fondamentale au fonctionnement du système et de leur permettre une participation réelle à la hauteur de leurs responsabilités.

Le réinvestissement dans les ressources humaines et financières dépasse largement la question des ratios infirmière-patients. Réinvestir pour une meilleure composition des équipes de soins devrait favoriser une utilisation optimale des compétences de chacun, revaloriser, dynamiser, stabiliser les équipes et améliorer le climat de travail. Réinvestir dans les ressources devient impératif pour assurer le recrutement dans un contexte de marché compétitif, l’intégration, la rétention de la relève ainsi que le soutien au développement professionnel des infirmières.

L’innovation doit prendre assise sur une vision renouvelée du système de santé et des modes de financement. Innover en s’inspirant des modes de gouvernance en soins basés sur les meilleures pratiques cliniques et de gestion afin d’instaurer une culture participative, de soins interdisciplinaires axés sur les besoins de la clientèle, les résultats de soins et la qualité des services. Innover pour déplacer le focus des soins vers la première ligne, la prévention et la promotion de la santé. Innover pour établir un véritable partenariat entre les infirmières et la population dans la prise en charge de sa santé.

Assurer à la population du Québec des soins infirmiers humains, de qualité, à la hauteur de ses besoins est au cœur de la profession infirmière. Aussi faut-il redonner aux infirmières du Québec l’espoir de jouer pleinement leur rôle au sein du système de santé. Nous croyons en la volonté politique de la ministre Danielle McCann pour mettre en place, en concertation avec les acteurs intéressés, les correctifs requis depuis déjà trop longtemps.

* Cosignataires : Sylvain Brousseau, infirmier, professeur agrégé en sciences infirmières, Université du Québec en Outaouais ; France Choquette, infirmière ; Lisette Gagnon, infirmière retraitée ; Laurie Gottlieb, professeure, Ingram School of Nursing, Université McGill ; Gratienne Lamarche, infirmière retraitée ; Mélanie Lavoie-Tremblay, infirmière ; Michel Lemay, infirmier ; Carmen Millar, infirmière retraitée ; Isabelle Parisien, infirmière ; Jacinthe Pepin, infirmière, professeure titulaire, faculté des sciences infirmières, Université de Montréal ; Patty O’Connor, infirmière ; Hélène Racine, infirmière ; Daniel Perron, infirmier retraité ; Andréanne Saucier, infirmière retraitée ; Claire Thibault, infirmière retraitée ; Nathalie Stake-Doucet, infirmière (AQII) et Johanne Goudreau, infirmière

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