Chronique

On efface tout et on recommence

Aussi loin que je me rappelle, je n’ai aucun souvenir d’une refonte de la carte électorale, tant au fédéral qu’au provincial, menée sans pleurs et grincements de dents des partis de l’opposition, de leurs organisateurs et des électeurs, qui y voient bien plus une manœuvre électoraliste qu’une défense des vertus démocratiques.

Il y a des dossiers, comme ça : « JBM-JBS », jamais de bon moment, jamais de bonne solution. Le redécoupage de la carte électorale entre assurément dans cette catégorie, comme le mode et la hauteur de la rémunération des députés, la réforme du mode de scrutin ou l’âge de la retraite.

Le principal problème avec les projets de nouvelle carte électorale, c’est qu’ils sont le plus souvent perçus comme un exercice de « tirage de couverte » de la part du parti au pouvoir. Quelques rues de plus dans une circonscription (des rues où on retrouve des résidences de personnes âgées ou une forte concentration de gens d’une communauté culturelle, par exemple) peuvent changer la dynamique électorale et favoriser un parti au détriment des autres. Ça s’est déjà vu.

Pourtant, ces redécoupages sont faits par des organismes neutres – la Commission de la représentation électorale (CRE), au Québec – chapeautés par les directeurs des élections.

C’est le processus qui est ici en cause : pendant les consultations menées par la CRE, on a nettement l’impression que certaines interventions ont plus de poids que d’autres. Le Directeur général des élections défend son indépendance et nie toute forme de pression politique sur ses décisions, mais en faisant disparaître une circonscription détenue par Québec solidaire tout en préservant celles de l’ouest de Montréal, on a clairement l’impression qu’il pénalise le plus petit parti représenté à l’Assemblée nationale et qu’il ménage le parti au pouvoir.

La proposition de rayer de la carte électorale Sainte-Marie–Saint-Jacques est venue de nulle part dans le deuxième rapport de la CRE, sans même que les électeurs de ce coin de Montréal aient été consultés. En fait, ils ne pouvaient pas être consultés, puisque cette idée n’avait jamais été évoquée auparavant.

Ailleurs, les électeurs ont été consultés et entendus, notamment dans Outremont et dans Mont-Royal, deux châteaux forts libéraux qui ne seront finalement pas fusionnés, comme le suggérait le rapport préliminaire de la CRE.

Dans le cas de Sainte-Marie–Saint-Jacques, il s’agit d’une décision aussi surprenante que mal avisée. Cela semble même contredire un des critères de la Loi électorale, qui dit notamment que la CRE doit tenir compte des « caractéristiques d’ordre géographique, démographique et sociologique de même que [du] respect des communautés naturelles ».

Sainte-Marie–Saint-Jacques, c’est assurément une « communauté naturelle » qui n’a rien en commun avec Westmount, à qui elle doit pourtant être jumelée dans une nouvelle circonscription nommée Ville-Marie.

Certains militants libéraux ont fait valoir qu’il fallait conserver Outremont intacte, notamment pour préserver la communauté juive. Les critères sociologiques et de « communauté naturelle » s’appliquent en effet à Outremont, mais on peut dire la même chose de Sainte-Marie–Saint-Jacques et de sa communauté LGBTQ du Village. Le lieu est symbolique. C’est là, par exemple, que la classe politique s’est réunie l’an dernier après la tuerie dans une boîte de nuit d’Orlando.

Le profil socioéconomique de Sainte-Marie–Saint-Jacques et celui de Westmount sont aussi aux antipodes.

Enfin, il est vrai qu’avec 39 000 électeurs (la moyenne québécoise est de 48 000), Westmount-Saint-Louis est moins peuplé, mais Sainte-Marie–Saint-Jacques est à près de 43 000 électeurs.

Normalement, la bataille autour de la nouvelle carte électorale se fait sur le terrain politique, mais ce matin, c’est au palais de justice de Québec que l’affaire sera débattue. Un groupe de citoyens (des sympathisants de Québec solidaire) demande une injonction forçant le DGE à stopper le processus en cours (dans dix jours, la nouvelle carte serait adoptée) et de refaire ses devoirs en consultant, cette fois, la population de la circonscription.

Dans sa lutte pour sauver Sainte-Marie–Saint-Jacques, Manon Massé a obtenu, fait rare, l’appui du Parti québécois et de la CAQ, mais aussi des voix puissantes, comme celle du maire de Montréal, Denis Coderre, et de la chef de Projet Montréal, Valérie Plante.

Les libéraux, quant à eux, soufflent le chaud et le froid. Théoriquement, ils se montrent sympathiques à la cause de Mme Massé, mais dans les faits, ils ne s’engagent pas à légiférer pour prolonger les consultations.

On a déjà vu les libéraux plus combatifs pour sauver des circonscriptions menacées par un redécoupage. En 2010, notamment, la vice-première ministre Nathalie Normandeau avait pourfendu le projet du DGE de faire disparaître des circonscriptions en Gaspésie, dans le Bas-Saint-Laurent et dans Chaudière-Appalaches.

Cette fois, ils compatissent avec QS, sans plus.

Les simulations faites à partir du redécoupage proposé démontrent que Manon Massé n’aurait pratiquement aucune chance de gagner Ville-Marie. Dans Sainte-Marie–Saint-Jacques, en 2014, elle avait gagné de peine et de misère par 91 voix (c’est le PLQ qui avait fini deuxième). Après le départ de Françoise David, une défaite de Manon Massé serait un coup dur pour QS.

Tout n’est peut-être pas perdu, cependant. Le redécoupage dans la circonscription voisine d’Hochelaga-Maisonneuve pourrait favoriser QS, qui y trouve déjà un terreau fertile. Aux dernières générales, QS avait fait bonne figure, terminant deuxième, à 1100 votes du PQ. Avec de nouvelles parcelles à l’ouest, empruntées à Sainte-Marie–Saint-Jacques, Hochelaga-Maisonneuve serait encore plus sympathique à QS.

Par ailleurs, Laurier-Dorion est aussi dans la ligne de mire des solidaires, qui ont pris la deuxième place en 2014. Si l’électorat grec, traditionnellement libéral, boude le PLQ ou divise le vote en raison de l’affaire Sklavounos, c’est jouable pour QS.

Il semble aussi qu’Amir Khadir se représentera dans Mercier (c’est le bruit qui court) et l’arrivée de Gabriel Nadeau-Dubois n’est plus qu’une formalité dans Gouin.

Le sort de Sainte-Marie–Saint-Jacques a de quoi préoccuper les militants de Québec solidaire, mais les astres politiques pourraient aussi leur être favorables au cours des prochains mois dans le centre de Montréal.

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