Opinion Alain Dubuc en Haïti

L’impasse de la poule et de l’œuf

Troisième d’une série de quatre textes de notre collaborateur, Alain Dubuc, après un séjour en Haïti.

Euvonie George Auguste est une mambo, une prêtresse vaudou. Elle explique comment, en invoquant les esprits, les loas, en faisant appel aux forces créatrices de la vie, elle peut, avec des rituels de guérison, soulager les gens qui ont des problèmes de santé mentale.

Ça ne se passe pas dans une case où on s’apprête à égorger un coq. Et Mme Auguste n’est pas une sorcière analphabète. Cette mambo, articulée, qui a déjà été travailleuse sociale, participait à une conférence scientifique sur la santé mentale dans un hôtel chic de Port-au-Prince, à la même table ronde qu’une neurologue et une psychiatre.

Son intervention a suscité de l’étonnement chez certains spécialistes québécois qui assistaient à cette conférence organisée par le département de psychiatrie de l’Université de Montréal et celui de santé mentale de l’Université d’État haïtien. Elle a provoqué aussi de l’agacement chez les spécialistes haïtiens plus cartésiens qui aimeraient bien que leur pays s’affranchisse de l’omniprésence de la culture vodouisante.

La présence d’une mambo dans un colloque scientifique était cependant moins incongrue qu’il n’y paraît. Comment combler des besoins immenses quand on a peu de moyens ? On fait du mieux qu’on peut avec ce qu’on a.

Ce fut d’ailleurs le commentaire du responsable de la santé mentale au ministère haïtien de la Santé, René Domerçant, qui, en substance, disait qu’on accueillait toutes les avenues qui permettaient de venir en aide à la population.

En outre, le vaudou ne fait pas que combler un vide. Il reflète des valeurs profondément enracinées. Le vaudou est si omniprésent dans la culture haïtienne que la majorité des gens, aux prises avec un problème de santé mentale, iront consulter une mambo, ou un hougan, un prêtre vaudou, avant d’aller voir un médecin. Souvenons-nous qu’avant la Révolution tranquille, au Québec, la première personne qu’on allait voir quand on était aux prises avec un problème de détresse psychologique, c’était le curé. Et que de nos jours, on renoue avec les approches traditionnelles dans les communautés autochtones.

D’autant plus que, pour la santé mentale, Haïti part presque à zéro. Dans ce pays qui a d’énormes problèmes de santé de base, en commençant par la malnutrition et la mortalité infantile, la question de la santé mentale, sans doute perçue comme un luxe, était carrément absente des préoccupations. Mais le tremblement de terre de 2010, avec ses 230 000 morts, ses 300 000 blessés, ses 1,2 million de personnes privées d’un toit, a eu des effets dévastateurs – la peur, la souffrance, le deuil, les chocs post-traumatiques – s’ajoutant au stress permanent de vivre dans la précarité.

« C’est à l’occasion du tremblement de terre qu’on a compris que la santé mentale ne pouvait pas être laissée de côté. »

— René Domerçant, responsable de la santé mentale au ministère haïtien de la Santé

L’Organisation mondiale de la santé la qualifie d’ailleurs de deuxième problème de santé publique dans le pays.

C’est pour répondre à ces besoins énormes qu’est née une collaboration de spécialistes du Québec et d’Haïti pour mettre en place un réseau de prise en charge de la santé mentale, piloté par un psychiatre québécois d’origine haïtienne, le Dr Hans Lamarre. On part de loin, quand on découvre qu’il y a une quinzaine de psychiatres pour 10 millions d’habitants. Un énorme chantier qui passe par le transfert de compétences, la formation des médecins, qui n’ont pas appris cela dans leurs études, ainsi que celle des autres intervenants, psychologues, travailleurs sociaux, infirmières.

Une approche de psychiatrie communautaire qui, pour le Dr Lamarre, nécessitera la création d’un réseau d’encadrement et de soutien.

Mais ça prend des infrastructures, qui ne sont pas là, des ressources financières, cruellement insuffisantes. Il y a tellement d’obstacles, d’outils qui manquent – des compétences, des institutions, de la bonne volonté – qu’il est difficile de voir par où commencer. Comme si la reconstruction d’Haïti posait, à chaque étape, le dilemme de la poule et de l’œuf.

L’absence d’un réseau d’éducation

La même question se pose pour ce qui, en toute logique, devrait être le point de départ d’une politique de développement, comme partout dans le monde : l’éducation.

La proportion des Haïtiens alphabétisés, 62,1 %, est l’une des plus faibles au monde et place le pays au 157e rang sur 182. On a vu dans un autre pays des Caraïbes, Cuba, à quel point l’éducation peut être un atout et une planche de salut. Mais, à Haïti, ça sera beaucoup plus difficile, parce que 88 % des écoliers vont dans des écoles privées, ce qui revient à dire que, dans les faits, le pays ne dispose pas d’un véritable réseau scolaire public !

Cela a d’énormes conséquences. D’abord, l’hétérogénéité de ces écoles : les rares écoles publiques, les établissements tenus par des églises établies – catholiques, protestantes –, ceux des sectes en campagne d’évangélisation, les initiatives des organisations non gouvernementales, des écoles à but lucratif, qui, dans certains cas, sont des rackets pour profiter des subventions. Ensuite, cet assemblage ne constitue pas un véritable réseau, parce que le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle n’a pas les moyens de l’encadrer. Il y a donc d’énormes différences dans l’approche, la formation du personnel et la qualité de l’enseignement.

À cela s’ajoutent d’énormes problèmes d’accès, parce que le plus souvent, ces écoles sont payantes. Cela contribue à expliquer que si 88 % des jeunes vont à l’école, 250 000 enfants n’y vont toujours pas. Les chiffres officiels cachent en outre une anomalie, 72 % des enfants ne terminent pas leurs études dans un délai normal – souvent, ils complètent leur primaire à 15 ans – parce que les familles n’ont pas les moyens de les envoyer tout le temps à l’école. Sans compter des problèmes criants, surtout en zone rurale, où les besoins sont encore plus fondamentaux, un toit, des latrines, du matériel. Ou le fait que les écoles publiques doivent parfois cesser leurs activités, faute d’argent pour payer les enseignants.

Cela a une conséquence paradoxale : l’aide internationale prend souvent la forme de subventions pour aider les parents à payer l’école privée plutôt que pour soutenir le système d’éducation.

Il y a donc encore un énorme travail à faire pour doter le pays d’un véritable réseau. Comment soutenir l’éducation si on ne peut pas compter sur le maître d’œuvre naturel que doit être un ministère ? Encore la poule et l’œuf.

Une bureaucratie, mais pas d’État

Ce problème à l’éducation en cache un autre, plus profond. Un collègue haïtien, éditorialiste au Nouvelliste, Franz Duval, me l’a décrit avec une formule qui fait image : Haïti a une bureaucratie, mais il n’a pas vraiment d’État. Il y a bien sûr un gouvernement, des élus, des fonctionnaires, des ministères. Si on consulte leurs sites internet, tout semble à peu près normal – des organismes, des conseils, des comités, des organigrammes, des sigles.

Mais la machine, dans bien des cas, tourne à vide. Parce qu’elle manque de moyens, mais aussi parce qu’elle est pervertie par deux fléaux. Le premier, la corruption, si généralisée, qu’il faudrait la décrire comme épidémique plutôt qu’endémique, avec ce que cela implique – réseaux informels, retours d’ascenseur, privilèges, enveloppes. Le second, les abus, les délais, la lourdeur, l’inertie d’une culture bureaucratique qui défend ses privilèges.

J’ai trouvé, dans un document de la Banque mondiale, une phrase franchement assassine qui semble refléter le jugement sévère de bien des organismes qui suivent ce pays de près : « Haïti n’a jamais eu une tradition de gouvernance visant à offrir des services à la population ou à créer un environnement favorisant la croissance durable. »

Derrière cette impuissance, il y a aussi un gros problème d’argent. Pas seulement parce qu’Haïti est pauvre, mais parce que le pays ne dispose pas d’un véritable système de perception fiscale ! Les recettes publiques comptent pour 13,6 % du PIB, ce qui, selon la Banque mondiale, est moins que dans des pays de même niveau de revenu. En gros, 60 % des revenus de l’État proviennent de taxes perçues à la frontière – taxe de vente, accise, droits, permis –, une fiscalité primitive, de surcroît pleine de trous et d’exemptions. La fiscalité plus classique, l’impôt sur le revenu ou les taxes de vente, ne compte que pour 35 % des revenus. En plus, la perception se fait essentiellement dans la capitale. Ailleurs, là où vivent les trois quarts des habitants, il n’y a pratiquement pas d’impôt. Il n’y a presque pas non plus de taxe foncière, et donc pas de services municipaux.

Il y a cependant des signes de progrès. Le ministère des Finances a mis sur pied, l’automne dernier, un nouveau mécanisme de perception, selon lequel ceux qui n’ont pas payé leurs impôts ne pourront pas obtenir de permis, de licences, d’immatriculation, sans verser un impôt forfaitaire de 10 000 gourdes, environ 200 $.

Mais le problème de poule et d’œuf est toujours présent. Pas de gouvernement parce qu’il n’y a pas d’argent. Pas d’argent parce qu’il n’y a pas vraiment de fisc. Mais comment établir un régime fiscal sans gouvernement ?

Et quand il y a de l’argent, c’est celui des autres, celui des organismes internationaux, des pays étrangers, des ONG, ce qui pose d’autres défis. C’est ce que nous verrons demain.

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