Chronique

Miracle sur la 76e Rue

« Tu te rappelles la dernière fois qu’on a fait venir la police ?

— Ça fait trop longtemps. »

Il y a 10 ans, la réponse de Stéphanie Lafond à la question de Marie-Claude Matte aurait été « hier » ou « avant-hier ». Ou, avec un peu de chance, « il y a quatre jours ».

Marie-Claude s’occupe d’une maison bien spéciale, Habitat-sourds, où résident huit personnes qui n’entendent pas. Et qui ne s’entendaient pas. « Quand je suis arrivée, il y a 10 ans, je me disais : “Ça va être facile, une clientèle de sourds…” Ouf. C’était des gens très passifs, mais avec de gros troubles de comportement. Il y avait constamment des crises, on faisait venir la police deux, trois fois par semaine. »

C’était la routine.

Dans le jargon du réseau de la santé, Habitat-sourds est ce qu’on appelle une ressource intermédiaire, ou RI. Il y en a environ 800 au Québec. C’est souvent dans ce genre de « ressource » qu’on a « placé » les gens qu’on avait sortis des établissements psychiatriques, des gens qui ont besoin d’un encadrement serré.

Les huit pensionnaires ne sont pas seulement sourds, la majorité a un diagnostic de maladie mentale, de déficience intellectuelle ou physique.

Il y a 10 ans, donc, cette RI était un zoo, comme bien d’autres RI.

Stéphanie est débarquée comme nouvelle aide-responsable quelques mois après Marie-Claude. « Je me suis assise avec Stéphanie et je lui ai dit : “Ça n’a pas d’allure… Qu’est-ce qu’on fait ? De quoi ces gens-là ont besoin ?” »

La réponse était simple. « Ils ont besoin de projets. Comme nous. »

Ils ont commencé par un tout petit projet, une sortie, presque banale. « On les a emmenés dans un restaurant mexicain, pour qu’ils voient qu’il y avait autre chose qui existe que le McDonald’s et le Tim Hortons. Quand on est revenus, on a remarqué qu’ils étaient différents, qu’il y avait des interactions entre eux. »

Ils étaient contents. « Ils avaient une émotion. Ils ne savaient pas c’était quoi, avoir une émotion. »

Marie-Claude et Stéphanie aussi étaient contentes, elles ont remis ça. « On a eu l’idée d’aller en Gaspésie, poursuit Marie-Claude. On est partis toute la gang dans une petite van, quatre ou cinq jours. C’était une première expérience pour eux, ils n’étaient jamais sortis… Ça a bien été. Ça n’a pas été parfait, il y a eu de l’anxiété, mais il y a des liens d’amitié qui se sont créés, des liens très forts. »

Ça non plus, l’amitié, ils ne savaient pas ce que c’était.

À partir de là, Marie-Claude et Stéphanie se sont mises à rêver, ça frôlait le délire. « On s’est dit : on va faire un milieu normal, se souvient Stéphanie. Comme une famille. »

Et si on allait à New York ?

Mais il fallait de l’argent pour aller à New York. « On les a fait travailler, raconte Marie-Claude. On a fait des lave-autos, on les a plantés sur le bord du chemin avec une pancarte, on les a fait se lever le matin. C’était dur, au début, ils n’avaient pas l’habitude de se lever le matin, de faire quelque chose de leurs journées, d’économiser… »

Ça leur a pris un an pour ramasser assez d’argent.

Stéphanie n’oubliera jamais ce voyage-là. 

« C’était tellement beau de les voir, ils étaient émerveillés ! New York, c’est une ville qui est très visuelle, il y a des lumières partout, c’est parfait pour des gens qui n’entendent pas. »

— Stéphanie, aide-responsable

Ils sont revenus changés. « Ils ont compris à quoi ça avait servi de ramasser de l’argent. »

Et, vous me voyez venir, ils ont remis ça. « En revenant, ils nous ont demandé de faire un autre voyage. Mais là, ils voulaient prendre l’avion… On a regardé nos options avec une agence de voyages, on a choisi une croisière Disney dans les Bahamas, ils ont l’habitude avec différents types de clientèles. »

Ce n’est pas donné, une croisière Disney. « Il fallait 26 000 $. Quand on part, on est un bon groupe, il y a les résidants et les éducateurs aussi. On a un ratio d’un contre un pour s’assurer que ça se passe bien. »

Ils ont fait un spectacle de chansons en langue des signes – oui, ça existe –, ils ont fait des partys hot-dogs.

Deux ans et demi plus tard, en janvier 2012, ils ont largué les amarres. « Ils n’avaient jamais vu le luxe avant ça. La soirée du capitaine, ça les a impressionnés. Quand on a fait les bagages, on a pris en photo chaque kit de linge pour chaque jour. Ils ne comprenaient pas pourquoi on partait avec du linge d’été, il y avait de la neige dehors… »

La croisière s’est amusée.

Et là, vraiment, l’ambiance dans l’anonyme bungalow de la 76e Rue n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle était avant. « Entre New York et la croisière, on s’est rendu compte qu’ils avaient vraiment changé. La prise de médicaments a diminué de façon spectaculaire. Chez leur psychiatre, ils ne parlaient plus de leurs bobos, mais de leur projet… »

La police ? On ne la voyait plus.

En revenant, Stéphanie a eu l’idée d’acheter une cantine mobile pour financer leurs voyages. « On en a trouvé une sur Kijiji. On l’a complètement équipée, raconte Marie-Claude. On la traîne avec ma voiture, on n’arrête pas de l’été ! On se fait appeler pour aller à des événements, des clubs sociaux, on fait des 500, des 600 personnes ! »

En septembre dernier, la bande est allée à Walt Disney World.

« On s’est rendu compte que des personnes avaient eu des diagnostics de déficience intellectuelle, mais que, en fait, c’était dû à un manque de stimulation et à une très lourde médication. À partir du moment où on a diminué la médication, on a diminué radicalement les hospitalisations en psychiatrie. »

La « désins », ça devrait ressembler à ça.

À Québec, Habitat-sourds est une exception à la règle. Avec une dizaine d’éducateurs spécialisés, qui parlent tous la langue des signes, Marie-Claude et Stéphanie ont trouvé une formule qui fonctionne, à partir d’une simple question, posée il y a 10 ans. À partir d’une évidence.

« Ailleurs, on prend l’argent [de la RAMQ] et on les maintient, constate Marie-Claude. Ici, on les emmène ailleurs. »

Mais pour les emmener ailleurs, « il faut en donner plus que le client en demande, il faut mettre de son temps. Nos éducateurs, on les laisse travailler à leur façon, on leur donne de la reconnaissance. C’est sûr que dans un milieu où tu n’as pas de reconnaissance, tu ne les feras pas, les 15 minutes de plus ».

Chez Habitat-sourds, on ne « punche » pas.

Ils ont une liste d’attente, il y a 14 noms dessus, et un projet pour sept nouvelles places, des logements supervisés.

« Le projet a été refusé. »

Quand j’ai rencontré Marie-Claude et Stéphanie, il y avait aussi Joëlle Duchesne, qui s’apprête à chausser les souliers de Stéphanie comme aide-responsable. Avec son bac en psychoéducation et sa maîtrise en orientation, elle aurait pu aller ailleurs qu’au communautaire. Un meilleur salaire, de meilleures conditions. « C’est ici que j’ai choisi de venir, pour l’ouverture, pour le lien avec les résidants. Ici, on n’est pas dans le rendement, on ne calcule pas le nombre d’interventions. »

Son salaire est dans les yeux de huit sourds que personne ne s’était donné la peine d’écouter.

Joëlle est éducatrice depuis cinq ans, elle s’est attachée à sa gang. « Il y a quatre ans, quand je suis partie pour Noël, il y en a quatre qui sont restés à la maison, qui n’ont pas de famille. J’en ai parlé à ma mère, je lui ai demandé si je pouvais les inviter l’année d’après… Ça fait trois ans qu’ils viennent au réveillon, les gens s’intéressent à eux, ils se sentent valorisés. Ma mère a même appris la langue des signes… »

Un miracle, vous voyez, ça ne fait pas de bruit.

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