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Quand les médecins sortent de leur réserve

Salle d’opération ensanglantée, matériel chirurgical rougi et vêtements tachés par le sang de leur patient tombé sous les balles. Après avoir été piqués au vif par la National Rifle Association, les médecins américains sèment un vent de fronde retentissant contre le puissant lobby proarmes avec le mouvement #thisisourlane. Explications.

UN DOSSIER DE FANNY LÉVESQUE

CONTRÔLE DES ARMES À FEU

MÉDECINS contre fusils

« Avez-vous une idée du nombre de balles que je retire de cadavres chaque semaine ? Ce n’est pas seulement ma voie [lane], c’est ma putain d’autoroute ! »

Ce tweet, la Dre Judy Melinek l’a adressé à la National Rifle Association (NRA) alors qu’elle était en chemin pour exécuter une énième autopsie d’une victime blessée mortellement par balle. Sans le savoir, ce gazouillis bien senti allait provoquer une déferlante de témoignages exprimés par des centaines de médecins américains sur les réseaux sociaux.

La Dre Melinek répliquait à un tweet acerbe de la NRA, publié la veille de la fusillade qui allait faire 12 morts dans un bar de la Californie, dans lequel le puissant lobby pro-armes discréditait une récente série de recommandations de l’American College of Physicians (ACP), qui fait du contrôle des armes à feu aux États-Unis un enjeu de santé publique.

« Quelqu’un devrait dire à ces “importants” médecins anti-armes de rester dans leur domaine [to stay in their lane] », a écrit l’influent lobby américain sur Twitter.

Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres. Pendant que la fusillade en Californie faisait la manchette, des médecins américains ont exprimé leur colère en publiant des images saisissantes, voire choquantes, accompagnées des mots-clics #thisismylane et #thisisourlane donnant ainsi un accès inédit à leur réalité quotidienne.

« De nous dire de rester dans nos rangs est une façon pour la NRA de nous contraindre au silence. Mais ça n’arrivera pas. »

— La Dre Judy Melinek, en entrevue avec La Presse

Spécialisée dans les blessures par balle, la pathologiste qui pratique à San Francisco n’a pas l’intention de se taire. « Je compose avec la mort au quotidien », déplore-t-elle.

« C’est nous qui traitons les blessés », a pour sa part rappelé la traumatologue Stephanie Bonne, qui a affirmé à La Presse soigner « tous les jours » des victimes blessées par balle à l’hôpital où elle pratique, au New Jersey. Elle a choisi de joindre sa voix au mouvement en publiant notamment la photo d’une chaise vide dans une petite salle d’attente.

« Hey @NRA, vous voulez voir ma voie ? Voici la chaise sur laquelle je m’assois pour annoncer à des parents que leurs enfants sont morts. Comment osez-vous me dire que je ne peux pas rechercher des solutions fondées sur des preuves ? », a-t-elle écrit sur Twitter.

« Tracer la ligne »

La sortie fracassante des médecins américains est en quelque sorte un moyen « de tracer la ligne », indique la Dre Bonne. « Des médecins s’impliquent [pour un meilleur contrôle des armes à feu] depuis longtemps, mais là, nous voulions affirmer avec force que nous avons voix au chapitre. Je pense que nous voulions tracer la ligne », dit-elle.

L’article de l’American College of Physicians qui a provoqué la sortie belliqueuse de la NRA énumère plusieurs recommandations pour réduire le nombre de blessés et de morts liés à des « violences » avec armes à feu. Les médecins s’inquiètent de la « hausse alarmante » de fusillades dites « de masse », mais aussi des « incidents » quotidiens.

Quelque 50 800 « incidents » impliquant une arme à feu sont survenus depuis le début de 2018 aux États-Unis, selon le site Gun Violence Archives. L’ACP encourage les médecins, entre autres, à parler avec leurs patients des risques associés à la possession d’armes au domicile. « Les médecins ne sont pas que des experts en matière de blessures », indique la Dre Melinek.

« Nous sommes aussi qualifiés pour formuler des recommandations en matière de santé publique. […] C’est nous qui sommes en contact avec des patients [dépressifs], par exemple. Nous pouvons intervenir pour leur sécurité […] comme un gynécologue peut dire à une patiente enceinte de ne pas fumer. Le commentaire de la NRA est inapproprié. »

Mobilisation accrue

Et comme pour leur donner raison, une des leurs, la Dre Tamara O’Neal, 38 ans, est tombée lundi dernier sous les balles d’un tireur qui a ouvert le feu dans le stationnement d’un hôpital de Chicago, tuant trois personnes. La mort tragique de leur collègue n’a fait que raviver le mouvement qui prend de l’ampleur jour après jour sur Twitter.

Le chirurgien Joseph Sakran, lui-même atteint par une balle perdue en 1994 à Fairfax, en Virginie, est derrière le compte @ThisIsOurLane, qui a récolté 18 000 abonnés en quelques jours. Il a expliqué au Los Angeles Times avoir été incapable de ne pas réagir devant la déclaration de la NRA « qui a tenté de miner » la crédibilité des médecins, dit-il.

Selon lui, la réponse du puissant lobby « a amené le débat à un niveau différent ». « Merci à la NRA qui a permis à la communauté médicale de s’unir », a-t-il ironisé en entrevue avec le quotidien californien. À preuve, près de 40 000 travailleurs de la santé ont par ailleurs signé une pétition invitant la NRA « à être une partie de la solution ».

« Je pense que nous avons ici une réelle occasion de prouver que ce n’est pas seulement un débat politique, mais aussi un débat de santé publique », estime la Dre Bonne.

Réaction « émotive »

Les images relayées dans le mouvement #thisisourlane sont saisissantes, dérangeantes, mais seront-elles assez puissantes pour influencer le débat sur le contrôle des armes à feu aux États-Unis ? Le professeur de publicité et spécialiste de la promotion des causes sociales de l’Université Laval Christian Desîlets estime que la réaction des médecins américains à la sortie de la NRA est d’abord et avant tout « émotive ». Il serait étonné que le mouvement ne s’essouffle pas. « C’est une réaction émotive qui est puissante, affirme-t-il cependant. Mais à mon avis, elle a toutes les chances de constituer un mouvement épisodique dans la longue lutte à propos du contrôle des armes à feu parce qu’il n’y a pas derrière une organisation suffisamment structurée, minimalement financée et qui sait comment faire de l’action politique agressive pour arriver à contrôler l’agenda politique comme la NRA. »

Un « momentum » certain

Selon le professeur d’histoire et membre associé de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand Francis Langlois, la sortie des médecins s’inscrit dans un mouvement « plus large » de contestation de la puissance de la NRA. « Il y a un momentum assez fort présentement aux États-Unis », explique M. Langlois, surtout depuis la fusillade dans une école secondaire de Parkland, en Floride, qui a fait 17 morts en février dernier. « Comme le dit le sénateur républicain de la Floride Marco Rubio, la [mobilisation] des jeunes de Parkland a plus fait bouger le débat sur les armes à feu en quelques mois que depuis les dix dernières années. La NRA a plusieurs difficultés ces temps-ci. » Le professeur souligne notamment que plusieurs grandes entreprises ont mis fin à leur partenariat avec le puissant lobby après Parkland. « [Tout ce contexte] peut donner de l’espace à des politiciens qui espèrent réglementer davantage les armes à feu, dit-il. Une chose est certaine, il y a un changement qui est en cours. »

CONTRÔLE DES ARMES À FEU

Les médecins peuvent-ils changer les choses ?

Rares sont les médecins qui s’impliquent aussi activement dans de grands débats de société. Leur statut leur donne-t-il davantage d’influence lorsqu’ils deviennent des militants ? La Presse s’est entretenue avec deux médecins québécoises sur la question. La psychiatre Isabelle Gingras était l’une des médecins démissionnaires de Sept-Îles qui, en 2008, ont menacé de quitter la Côte-Nord pour protester contre des travaux d’exploration uranifère. La médecin psychiatre et professeure Marie-Ève Cotton a signé des lettres percutantes dans des dossiers controversés comme celui du procès du cardiologue Guy Turcotte et de l’auteur de la tuerie à la mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette.

Que pensez-vous de la sortie retentissante des médecins américains ?

Marie-Ève Cotton (M-È.C.) : « Ce qui est très particulier, c’est la lunette qu’ont les médecins américains dans ce débat parce qu’ils sont vraiment aux premières loges. J’ai rarement vu une manifestation des médecins aussi émotive et je ne dis pas ça dans le sens péjoratif. Les photos qu’ils publient, ce n’est pas rien. […] C’est extrêmement chargé. Il a peu de gens qui sont aussi proches. »

Isabelle Gingras (I.G.) : « Des fois, sous l’emprise des lobbys ou des gouvernements, les citoyens doivent prendre des mesures drastiques pour se faire entendre. […] En 2008, nous avions écrit aux autorités, mais nous n’étions pas pris au sérieux. Il a fallu un coup d’éclat pour qu’on nous écoute. C’est un peu ce que font les médecins américains maintenant. »

La médecine et le militantisme font-ils bon ménage ?

« Prendre des positions sur la place publique n’est pas facile. […] Je pense quand même que ça prend des sonneurs d’alarme parmi le corps médical parce que, dans le cas de l’uranium, il était question de santé publique. Aux États-Unis, devant le nombre de tueries ou d’incidents liés à des armes à feu, c’est aussi clairement un problème de santé publique. »

« Nous ne sommes pas préparés à ça comme médecin. Nous ne sommes pas formés à prendre la parole publiquement ou à composer avec les médias. Nous sommes une profession sommairement discrète, à mon avis. Pourtant, je trouve que nous avons une proximité privilégiée avec tellement d’enjeux sociaux importants. »

Vous sentez-vous libres de prendre la parole ?

« Pas complètement. Dans le dossier de l’uranium par exemple, c’était plus facile parce que toute la population était derrière nous. Dans d’autres dossiers, plus polarisants par exemple, c’est certain que c’est plus difficile. On va essayer de miner notre crédibilité, de nous faire taire. On le voit avec les médecins américains, on tente de les discréditer. »

« C’est certain que tu es critiqué quand tu émets une opinion. Tu t’exposes aux trolls, aux chroniqueurs, à l’ensemble des médias… Ça prend effectivement une capacité à gérer le risque de cette exposition. Et si on l’a développée, c’est de façon personnelle parce que la médecine ne te prépare pas à ça. »

Parler à titre de médecin vient-il avec un poids lourd à porter ?

« Des fois, tu ne connais pas toutes les ramifications légales ou les risques de poursuite… Quand tu as une plainte au Collège des médecins pour une histoire qui n’a rien à voir avec ta pratique, ça peut être très stressant. Il faut que tu répondes, que tu discutes avec un avocat. Ça peut dissuader des médecins de prendre des positions publiques. »

« De par le titre, on est associé à un groupe, mais on ne parle pas nécessairement au nom de tous nos collègues. Dans le cas de ma lettre dans l’affaire Guy Turcotte, j’avais d’ailleurs fait préciser que je parlais en mon nom personnel. Mais, oui, il y a une certaine association, et tu ne peux pas ne pas en tenir compte. »

« Ce n’est pas juste une lettre que tu écris. C’est ton action qui devient la nouvelle. Dans le dossier de l’uranium, on ne parlait que des médecins qui allaient démissionner. Ça nous a pris deux semaines pour reprendre le contrôle du message et enfin parler de l’uranium. Aux États-Unis, on parle encore plus de la méthode utilisée par les médecins que de leur message. »

Est-ce le rôle du médecin de sortir publiquement ?

« Je pense que peu importe notre métier, nous avons tous une responsabilité civile et justement, si ton métier te rend un témoin privilégié d’un problème social, pour moi, c’est prendre ses responsabilités civiles de prendre la parole. »

« Comme médecin, on doit être la voix des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Ça ne devrait pas être comme ça, mais malheureusement, oui, ça prend parfois des gens avec des titres, des gens qui sont connus ou des vedettes qui vont signer un pacte pour l’environnement pour changer les choses ou avoir du temps d’antenne. Alors si on peut aider dans des dossiers qui nous touchent, on devrait le faire de plus en plus. »

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