Judith Lussier

À la défense des guerriers

L’autrice et chroniqueuse Judith Lussier vient de publier On peut plus rien dire – Le militantisme à l’ère des réseaux sociaux (Éditions Cardinal). Un essai convaincant et fort bien documenté qui porte notamment sur les « social justice warriors », ces militants de gauche souvent accusés de rectitude politique.

Marc Cassivi : J’ai commencé ton essai en me disant qu’on serait sans doute d’accord, parce qu’on est de la même communauté d’esprit. Mais aussi avec la conviction que l’on vit à une époque où il y a beaucoup de rectitude politique. En te lisant, j’ai compris que pour toi, la rectitude politique est une construction de la droite pour discréditer les revendications de groupes minoritaires. J’ai bien compris ?

Judith Lussier : La rectitude politique est quand même un phénomène qui existe ! C’est la panique autour de ce phénomène qui m’intéresse. Quand on dit que la censure nous guette et que l’on ne peut plus rien dire.

M.C. : Mais tu reconnais que ça existe ? Ça me rassure…

J.L. : Ça dépend comment tu définis la rectitude politique. Est-ce que tu la définis comme une sensibilité particulière aux enjeux qui touchent les minorités et qu’on n’avait pas il y a 50 ans ? Effectivement, il y a des jokes que l’on ne fait plus. Ce n’est plus par rectitude politique mais parce qu’on réalise, en 2019, qu’elles sont complètement déplacées. Je pense notamment aux jokes homophobes. Quand on dit qu’on ne peut plus rien dire au sujet d’une autre minorité, on ne fait pas le lien qu’il y a 20 ans, on pouvait faire des jokes sur les gais.

M.C. : On ne transpose pas les concepts…

J.L. : Non. Alors que tout le monde est d’accord que les jokes homophobes, ça ne passe plus. Je pense qu’aujourd’hui, on assiste à l’émergence de nouvelles voix grâce aux réseaux sociaux, qui expriment de nouvelles réalités et qui se retrouvent entre elles pour former de nouvelles communautés capables de dire : « Ça, ça ne marche plus ! »

M.C. : Et ça dérange, essentiellement, une majorité qui n’est souvent pas consciente de ses propres privilèges et qui a peur du changement. On ne veut pas, par exemple, que le mot « autrice » fasse son apparition dans la langue française, alors qu’actrice ou animatrice, c’est correct. Je cherche la logique…

J.L. : L’argument contre le mot autrice, c’est que ça « sonne drôle ». C’est donc un argument ultra-facile à démonter. Dès que tu expliques les raisons symboliques de cette réappropriation d’un mot qui existait au XVIe siècle, les gens comprennent.

M.C. : Dans ton livre, tu te portes à la défense des « social justice warriors »…

J.L. : J’ai beaucoup d’empathie pour eux ! Je les défends parce que je suis qui, moi, pour dire : « Non, pour moi, c’est là que ça s’arrête ! C’est là que je trouve que ça va trop loin ! » ? Je trouve que souvent, on comprend mal leur démarche. Mais quand on s’attarde à leur façon de défendre leur cause et qu’on écoute leurs arguments, souvent, ça se tient.

M.C. : Timidement, tu admets qu’il y a parfois des dérives, tu considères surtout qu’ils ont mauvaise presse, que l’expression est devenue péjorative alors que les « social justice warriors » servent une bonne cause…

J.L. : Je voulais aller au-delà de la caricature. La caricature des « social justice warriors » est très utile pour invalider leur façon de faire et leur propos.

M.C. : Pour moi, un « social justice warrior », c’est une caricature ! C’est l’empêcheur de tourner en rond qui va trop loin et qui donne raison à ceux qui discréditent la gauche.

J.L. : Souvent, on monte ces exemples-là en épingle pour nous faire la preuve que l’on ne peut plus rien dire. On peut tout dire ! Mais il y aura des gens pour nous répondre…

M.C. : Je te donne un exemple d’une de « mes » limites à la rectitude politique : l’écriture inclusive. Je ne me verrais pas lire un roman où l’on écrit partout lecteur.trice.s. Même si je comprends la démarche.

J.L. : Je n’utilise pas l’écriture inclusive. J’essaie d’adopter une écriture épicène le plus possible. Je ne militerai pas contre ceux qui décident d’utiliser l’écriture inclusive, mais je ne voudrais pas que ceux qui le font nous reprochent de ne pas les imiter. Souvent, on a peur d’être pris en défaut par ceux qui mettent de l’avant des idées nouvelles.

M.C. : C’est l’essence pour moi des dérives des « social justice warriors » : cette injonction à faire comme eux, comme si c’était la seule façon valable.

J.L. : Ça peut en effet donner lieu à des dérives. J’en donne des exemples dans le livre. Tout ne peut pas être fait au nom de nouvelles grilles d’analyse. Les gens ont peur que ça devienne une nouvelle norme pour laquelle ils vont être rabroués et identifiés comme de « mauvaises personnes ». Je pense à toute la panique autour de l’expression « héritage culturel ». L’instance féministe de Québec solidaire a dit qu’il serait bien de changer le mot « patrimoine », dans le programme du parti, par « héritage culturel ». Soudainement, selon certains médias, on voulait imposer le mot « matrimoine » dans les communications officielles du gouvernement ! Ce n’est pas ce qui a été dit.

M.C. : On aime s’insurger et prétendre qu’on ne peut plus rien dire. L’ironie, c’est que ceux qui le disent le plus sont ceux qui ont le plus de tribunes dans les médias…

J.L. : C’est payant de laisser croire qu’on est les victimes d’une rectitude politique. Les gens ont le sentiment qu’ils sont un peu dépassés par les débats sociaux. Parce que souvent, les militants vont avoir une compréhension beaucoup plus pointue des oppressions. Ils les vivent, ils les analysent depuis longtemps. Ils ont intellectualisé leur cause, alors ils arrivent parfois seulement avec la conclusion, sans l’explication. Les militants n’ont pas toujours le luxe, l’espace, l’énergie ou la générosité, parfois, d’expliquer pourquoi une position est sexiste ou raciste.

M.C. : Il y a des choses qui, pour moi, s’apparentent clairement à de la rectitude politique. Tout ce qui est de l’ordre de l’hypocrisie et ce qui est fait pour se donner bonne conscience, comme le marketing de la diversité corporelle ou ethnique pour vendre des produits. Mais il y a des zones plus floues. Ceux qui militent pour que les rôles d’homosexuels à la télévision, sur scène ou au cinéma soient accordés exclusivement à des acteurs gais, par exemple. Faudra-t-il que les acteurs gais fassent leur coming out pour avoir ces rôles ? Qu’ils se coupent des rôles d’hétéros ? Ce n’est pas écrit dans son visage qu’on est gai…

J.L. : C’est un débat ultra-intéressant. C’est la même chose pour les personnes trans. Le bassin d’acteurs trans est assez restreint. Tu ne veux pas faire du « tokenism » non plus (pour les apparences). Je suis plus intéressée par la réflexion autour de qui joue les rôles de gais ou de trans que le résultat final. Quelles opportunités on offre à qui ? Qui a-t-on reçu en casting ? Dans beaucoup de débats autour de ces enjeux sociaux, on tient pour acquis qu’il y a des réponses claires. Les débats sont souvent plus intéressants que la réponse à la question.

M.C. : Il y a des questions très épineuses que tu abordes dans ton livre. On peut être féministe et être pour ou contre la prostitution, comme on peut être féministe et être pour ou contre le libre choix de porter le voile, pour des raisons tout à fait valables. Il n’y a pas de bonne réponse…

J.L. : J’ai longtemps dit que ma position sur la prostitution, c’était d’écouter les femmes qui ont connu la prostitution. Mais les femmes à qui l’on donne la parole dans les médias comptent parmi les plus privilégiées de ce groupe-là. Ce sont des femmes qui ont fait ce choix. Ce n’est pas le cas de toutes les femmes, loin de là. Ce sont des débats compliqués !

M.C. : On m’a interviewé récemment en me qualifiant de « politically correct ». Je ne suis pas sûr d’être d’accord, mais je ne l’ai pas pris comme une insulte. Crois-tu que tu l’es de ton côté ?

J.L. : Comme diraient les jeunes : je suis un peu « woke » ! (Rires) Dans le sens que je connais les sources d’oppression. Être une femme lesbienne a fait en sorte que j’ai vécu des oppressions. J’ai vu comment on traitait de ces questions-là dans les médias. J’ai vécu de la frustration par rapport à ça. Donc, lorsque je vois des situations qui touchent d’autres communautés marginalisées, je les comprends. Mais ça n’a pas toujours été le cas ! J’ai beau être très ouverte d’esprit, j’ai aussi mes angles morts.

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