Livre Utopies réalistes

Ne pas désespérer

Résolument anti-décliniste, Rutger Bregman nous explique comment construire un monde idéal aujourd’hui et ne pas désespérer. Appuyé notamment sur les travaux d’Esther Duflo, Thomas Piketty, David Graeber, cet essai amusant rouvre plusieurs perspectives : la réduction du temps de travail, la lutte contre la pauvreté et la réduction des inégalités, la taxation des flux financiers et l’ouverture des frontières.

Commençons par une petite leçon d’histoire. 

Dans le passé, tout était pire. 

Pendant à peu près 99 % de l’histoire du monde, 99 % de l’humanité a été pauvre, affamée, sale, craintive, bête, laide et malade. 

Au XVIIe siècle déjà, le philosophe français Blaise Pascal (1623-1662) décrivait la vie comme une immense vallée de larmes. « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable », écrivait-il. En Grande-Bretagne, un autre philosophe, Thomas Hobbes (1588-1679), ajoutait que la vie humaine était fondamenta-lement « solitaire, pauvre, cruelle, brutale et brève ». 

Mais tout a changé au cours des deux cents dernières années. En une fraction du temps passé par notre espèce sur cette planète, des milliards d’entre nous se sont retrouvés riches, bien nourris, propres, en sécurité et parfois même beaux. 

Alors que 84 % de la population mondiale vivait encore dans une extrême pauvreté en 1820, ce pourcentage était tombé à 44 % en 1981 ; aujourd’hui, à peine quelques décennies plus tard, il est à moins de 10 %. 

Si cette tendance suit son cours, l’extrême pauvreté, qui était un trait persistant de la vie, sera bientôt éradiquée pour de bon. Même ceux que nous appelons encore « les pauvres » jouiront d’une abondance sans précédent dans l’histoire mondiale. Dans le pays où je vis, les Pays-Bas, une personne qui bénéficie de l’aide sociale dispose de plus d’argent qu’un Néerlandais moyen en 1950 et de quatre fois plus qu’aux temps glorieux où la Hollande régnait sur les sept mers. 

Si on avait mis un paysan italien de l’an 1300 dans une machine à avancer dans le temps pour le déposer en Toscane en 1870, il n’aurait pas vu de grandes différences. Des siècles durant, le temps est resté presque immobile. Bien sûr, il y avait de quoi remplir des livres d’histoire, mais on ne peut pas dire que la vie s’améliorait. 

Les historiens estiment que le revenu annuel moyen en Italie, autour de l’an 1300, était à peu près de 1600 $. Six cents ans plus tard – après Colomb, Galilée, Newton, la révolution scientifique, la Réforme, les Lumières et l’invention de la poudre à canon, de l’imprimerie et de la machine à vapeur – ce même paysan vivait toujours avec 1600 $. 

Six cents ans de civilisation n’avaient pas fait bouger l’Italien moyen du point où il se trouvait depuis toujours. 

Ce n’est qu’à partir des années 1880, à peu près à l’époque où Alexander Graham Bell inventait le téléphone, où Thomas Edison brevetait son ampoule électrique, où Carl Benz faisait brinquebaler sa première voiture et où Josephine Cochrane songeait à ce qui est peut-être l’idée la plus brillante de tous les temps – le lave-vaisselle – que notre paysan italien finit par être rattrapé par la marche du progrès. Depuis, quelle cavalcade ! Dans le monde entier, les deux derniers siècles ont connu une croissance exponentielle en termes de population et de prospérité. Le revenu par personne est aujourd’hui dix fois plus élevé qu’en 1850. L’Italien moyen est quinze fois plus riche qu’en 1880. Et l’économie mondiale ? Par rapport à l’époque d’avant la révolution industrielle – un temps où tout le monde, partout, était pauvre, affamé, sale, effrayé, bête, laid et malade –, elle a été multipliée par 250. 

La vie était sans aucun doute plus difficile autrefois et on comprend que les gens aient rêvé d’un jour où tout irait mieux. L’un des rêves les plus prégnants était le pays de lait et de miel appelé « Cocagne ». Pour y arriver, il fallait avaler des kilos de riz au lait, mais le jeu en valait la chandelle car à l’arrivée, on trouvait un pays où coulaient des rivières de vin, où les oies volaient toutes rôties et où les crêpes poussaient sur les arbres, tandis que tartes et gâteaux tombaient du ciel. Fermiers, artisans et clercs – tous étaient égaux et se prélassaient ensemble au soleil. 

En pays de Cocagne, en terre d’abondance, les gens ne se disputaient jamais, préférant faire la fête, danser, boire et dormir. 

D’après l’historien néerlandais Herman Pleij, « un esprit médiéval verrait dans l’Europe d’aujourd’hui un tableau assez fidèle du pays de Cocagne : fast-foods ouverts 24 h sur 24, 7 jours sur 7, contrôle de la température ambiante, amour libre, revenus sans travail et chirurgie esthétique pour prolonger la jeunesse ». De nos jours, dans le monde, il est plus courant de souffrir d’obésité que de faim. En Europe occidentale, le taux d’homicides est en moyenne quarante fois inférieur à celui du Moyen Âge. Et quand on a la chance de posséder le bon passeport, on dispose d’un impressionnant filet de sécurité sociale.

C’est peut-être là notre plus grand problème : de nos jours, le vieux rêve médiéval de l’utopie tourne à vide. Bien sûr, on pourrait faire avec un peu plus de consommation, un peu plus de sécurité – mais la véritable cause d’inquiétude, ce sont les conséquences négatives en termes de pollution, d’obésité et de surveillance à la Big Brother. Pour le rêveur médiéval, le pays d’abondance était un paradis imaginaire – « permettant de s’évader des souffrances terrestres », comme le dit Herman Pleij. Mais si l’on demandait au paysan italien de l’an 1300 de décrire le monde moderne, c’est sans nul doute au pays de Cocagne qu’il penserait d’abord. (Aujourd’hui), au pays de la bonne vie où presque tout le monde est riche, en sécurité et en bonne santé, il ne manque qu’une chose : une raison de sortir du lit le matin. Parce qu’après tout, au paradis, il n’y a pas grand-chose à améliorer. […] 

Gagner un point de pouvoir d’achat ou en retirer deux à notre empreinte carbone ; nous offrir un nouveau gadget… Notre vision n’est pas plus ambitieuse. Nous vivons à une ère de richesses et de surabondance, mais elle paraît morne. […] 

Alors que nous devrions nous assigner pour tâche d’investir de sens cette existence riche, sûre et saine, nous avons enterré l’utopie. Il n’y a pas de nouveau rêve pour la remplacer, parce que nous ne pouvons imaginer de monde meilleur que le nôtre. En fait, dans les pays aisés, la plupart des gens croient que la vie de leurs enfants sera plus difficile que la leur. Mais la véritable crise de notre temps, de ma génération, n’est pas que nous n’avons pas la vie facile ou qu’elle risque de devenir plus dure. Non, la véritable crise, c’est que nous n’avons rien de mieux à proposer.

***

Utopies réalistes 

Rutger Bregman 

Traduit de l’anglais par Jelia Amrali 

Éditions du Seuil, 248 pages, 

Paris automne 2017

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.