Entrevue avec Joanne Liu, présidente de Médecins sans frontières

« Il ne faut pas criminaliser la solidarité humaine »

L’image qui s’impose à Joanne Liu à l’issue d’un voyage sur la route des migrants fuyant des pays d’Amérique centrale vers les États-Unis est celle… d’une essoreuse.

Ces migrants fuient le Salvador ou le Honduras parce qu’ils n’ont pas le choix, a pu constater la présidente internationale de Médecins sans frontières en recueillant les témoignages de dizaines d’entre eux, cet automne. Ils ont refusé de payer la rançon exigée par un gang ou veulent protéger leur fille sur laquelle un muchacho a jeté son dévolu. C’est assez pour que leur tête ait été mise à prix.

Le voyage est si périlleux et la destination si incertaine que le passeur, dont les services peuvent valoir jusqu’à 10 000 $, leur offre souvent un forfait de trois passages. « Dès le départ, les passeurs se dédouanent de leurs responsabilités », s’étonne Joanne Liu, rencontrée hier à l’occasion d’un séjour à Montréal.

Le forfait, raconte-t-elle, comporte son lot de périls. Les deux tiers des migrants subissent au moins un acte de violence sur la route du nord. Pour 30 % des femmes, il s’agit d’une agression sexuelle.

Ceux qui arrivent à poser le pied aux États-Unis risquent fort d’être expulsés. Les taxis des « coyotes » (passeurs) les attendent presque à la porte des centres mexicains où ils sont accueillis après avoir été chassés du territoire américain…

Ce que Joanne Liu ne réalisait pas avant d’avoir emprunté, à rebours, pendant deux semaines, la route de la « caravane » des migrants, c’est le caractère circulaire de cette entreprise d’extorsion « super huilée » qui vise à soutirer le plus d’argent possible aux hommes et aux femmes prêts à tous les risques pour sauver leur vie, ou celle de leurs enfants.

Quand leur première tentative échoue, ils s’y reprennent une deuxième ou une troisième fois.

« C’est un mini écosystème de crime organisé, où chaque passeur touche sa part. »

Pour beaucoup, la seule autre issue, c’est la mort.

D’où cette image forte liée au cycle d’une laveuse : « L’essoreuse tourne tant qu’il y a de l’argent à en tirer. »

MSF a plusieurs cliniques sur la route empruntée par les migrants, ce qui lui permet de documenter les violences dont ils sont la cible.

Se sachant à haut risque de viol, les femmes se font administrer un contraceptif injectable avant de partir. « Elles l’appellent le vaccin anti-Mexicains… »

Il faut vraiment être forcé de fuir pour affronter de tels dangers, souligne Joanne Liu. Les Africains qui fuient la Libye par la Méditerranée centrale n’ont pas le choix, eux non plus.

En 2018, pourtant, 14 000 d’entre eux ont été remis aux autorités libyennes, qui les ont renvoyés vers les centres de détention abjects auxquels ils avaient voulu échapper. Pire : ceux qui tentent de les aider sont désormais traités comme des criminels, dénonce Joanne Liu.

« une tache morale dans notre histoire »

S’il y a un phénomène qui a choqué la pédiatre canadienne en 2018, c’est bien celui-là : « Il ne faut pas criminaliser la solidarité humaine », dit-elle.

C’est ce qui a forcé l’Aquarius, bateau de sauvetage exploité conjointement par MSF et SOS Méditerranée, à mettre fin à ses opérations, en décembre. Après avoir été harcelé par les autorités italiennes, après avoir perdu son pavillon, le bateau est dorénavant la cible d’une poursuite sous une accusation de « gestion dangereuse de déchets ».

Mais il n’y a pas que l’Aquarius. Des bateaux commerciaux qui, comme l’exige le code des marins, viennent à la rescousse des naufragés subissent mille misères, au point que la prochaine fois qu’ils verront des migrants en détresse, ils pourraient être tentés de fermer les yeux, craint Joanne Liu.

Elle cite aussi le procès intenté contre un agriculteur français, Cédric Herrou, qui avait accueilli des dizaines de migrants à la frontière franco-italienne. Condamné à quatre mois de prison avec sursis, il a vu récemment ce verdict infirmé.

Joanne Liu n’en revient tout simplement pas.

« Des gens sont traités comme des criminels parce qu’ils aident ceux qui en ont besoin ! Au XXIe siècle. Ça n’a aucun bon sens ! » — Joanne Liu

Elle imagine la situation paradoxale où une affiche plantée près du lac aux Castors, sur le mont Royal, clamerait : « Interdit de sauver les enfants qui se noient ».

Ce recul des valeurs humaines fondamentales qui a marqué l’année 2018 constitue une sorte de moment charnière dans l’histoire du XXIe siècle, estime Joanne Liu.

« C’est une tache morale dans notre histoire. Nous sommes en train de piétiner notre humanité. »

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