Relancer Montréal

Une ville à fleur de peau

La Maison de l’aspirateur est une institution montréalaise. Avec son logo d’éléphant aux allures rétro, le commerce du boulevard Saint-Laurent, dans le nord du Plateau Mont-Royal, brasse de bonnes affaires depuis 75 ans. Mais pour le deuxième été d’affilée, le magasin est enclavé par une série de barrières et de cônes orange en attendant la construction d’une piste cyclable. Plusieurs clients le croient fermé et font demi-tour.

« Les employés de la Ville ont passé presque quatre semaines à ne rien faire du tout, déplore Normand Pelletier, directeur des opérations du commerce. Les ventes ont baissé d’au moins 20 %, j’ai dû couper les heures de plusieurs employés. Ça affecte le moral de tout le monde… »

À trois coins de rue, dans une ancienne manufacture du Mile End convertie en bureaux-lofts, l’ambiance est à des années-lumière de celle de la Maison de l’aspirateur. La boîte techno Busbud, spécialisée dans l’achat de billets d’autobus électroniques, est sur une lancée. Après des études à Harvard et des mandats de haut niveau dans la Silicon Valley, Louis-Philippe Maurice a tenu à lancer sa société ici, au cœur de Montréal. La firme qu’il a cofondée est passée de 5 à 35 employés depuis 18 mois, et des investisseurs y ont injecté 11 millions de dollars.

« Oui, on a eu des offres pour déménager l’entreprise ailleurs, à San Francisco plus spécifiquement, mais on a décidé qu’on voulait la bâtir ici, explique l’entrepreneur. On pensait qu’il y avait un bon climat pour le faire d’ici. »

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Ces deux scénarios aux antipodes, dans un même kilomètre carré, sont à l’image du Montréal de 2014. Presque un an après un changement de garde longtemps attendu à l’hôtel de ville, la métropole québécoise est à fleur de peau. Excédée, fébrile, enthousiaste, inquiète. Et surtout, lasse du statu quo.

D’abord, la congestion routière n’a jamais été aussi criante. Les automobilistes sont ulcérés par les dizaines de chantiers – souvent désorganisés – qui quadrillent les artères de la ville. Une situation qui exacerbe les tensions entre conducteurs et cyclistes, comme en témoignent les invectives de plus en plus fréquentes.

L’économie de la ville en pâtit, dit Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM). « On a demandé aux entreprises : avez-vous confiance dans l’économie de Montréal ? Qu’est-ce que ça vous prend pour investir ? La première chose dont elles nous parlent, c’est l’état des infrastructures. »

« Ça ne surprendra personne, mais les entreprises et les investisseurs sont juste frustrés et inquiets de voir l’état des rues, l’état des viaducs, le nombre de chantiers, l’impact sur la congestion. »

— Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain

Au-delà de son réseau routier chaotique, sans doute l’élément le plus visible à l’œil nu, Montréal demeure handicapé par un retard économique chronique. La croissance du produit intérieur brut (PIB) a totalisé à peine 37 % ici depuis 15 ans, contre 59 % en moyenne à Toronto, Vancouver, Calgary, Ottawa et Edmonton, relève une étude du Boston Consulting Group (BCG) commandée par la BMO. Le revenu moyen par habitant a progressé de 51 % pendant cette période, contre 87 % dans les cinq autres plus grandes villes canadiennes. Tout cela alors que la croissance démographique est deux fois moindre dans la métropole (16 % contre 33 %), et que le chômage reste plus élevé qu’ailleurs au pays.

Mais le vent tourne. Pour la première fois depuis au moins une décennie, le paquebot en déroute semble avoir un capitaine. L’élection du maire Denis Coderre a fouetté les troupes, au propre comme au figuré. Pas une semaine ne se passe sans que son administration ne fasse une annonce, comme le rapatriement de pouvoirs à la ville centre ou la mise en place d’un centre de transports « intelligent », au début du mois de septembre.

« Pour la première fois depuis longtemps, il y a un alignement des planètes politiques, lance Robert Poëti, ministre des Transports et responsable de la région de Montréal, dans son grand bureau du boulevard René-Lévesque. Je m’explique en disant que Montréal a retrouvé un maire qui veut redonner à Montréal son statut. »

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La réhabilitation du « statut » et de la « fierté » de Montréal reviennent souvent au fil des entrevues. Denis Coderre estime que la fierté est déjà de retour à 100 % ; plusieurs entrevoient au contraire une côte beaucoup plus longue à remonter, après des années de corruption et d’improvisation à l’hôtel de ville.

Impossible de prévoir la trajectoire précise qu’empruntera la métropole. Mais chose certaine, certains dossiers progressent dans la machine municipale à une vitesse qui ne s’était pas vue depuis longtemps.

« Je parle aux citoyens, aux gens d’affaires, et les gens constatent que des choses se passent. Il y a un leadership et il y a une volonté d’agir vraiment. Le monde me le dit, et ça me fait plaisir : "On a un maire à Montréal." Il y a aussi beaucoup de gens qui me disent : "Je n’ai pas voté pour vous… mais." Et c’est un beau "mais". »

— Denis Coderre, maire de Montréal

Plus important encore, selon plusieurs :  le mouvement de fond actuel vient en bonne partie de la communauté d’affaires et des citoyens – un revirement inédit dans l’histoire récente de la métropole.

La BMO a marqué le pas au début de l’année. Jacques Ménard, président du groupe, a mandaté BCG pour cibler les principales forces et faiblesses de Montréal. La firme de recherche a mené une étude pour comparer la métropole à d’autres villes aux caractéristiques similaires, qui ont réussi à redresser leurs économies vacillantes. C’est le cas de Boston, Philadelphie et Manchester, en Angleterre, dont nous vous dressons le portrait dans ce dossier.

« Ça ne se voulait pas une commande politique, insiste M. Ménard. D’ailleurs, les politiciens ont vu le résultat de ce travail-là 48 heures avant qu’on annonce sa publication. Pas parce qu’on pensait qu’ils n’auraient pas des idées à ajouter, mais essentiellement parce qu’ils arrivaient avec un agenda politique et que nous, on arrivait avec un agenda citoyen. »

Dans la foulée de ce rapport, la BMO et la CCMM ont contribué à lancer « Je vois Montréal ». Ce mouvement citoyen prendra véritablement son envol le 17 novembre prochain, alors que 120 projets concrets pour la métropole seront annoncés en seule journée.

Mentorat, concours pour aider au lancement d’entreprises, mise en valeur des chantiers de construction : les initiatives seront variées. L’homme d’affaires Alexandre Taillefer, par exemple, propose de lancer une flotte de taxis électriques dès 2016, un investissement de 250 millions. Chaque projet sera accompagné d’un échéancier précis, et on promet un suivi serré de tous les engagements.

Même s’il reconnaît les nombreuses lacunes de Montréal, le président de la CCMM tient pour sa part à relativiser l’état de santé du patient. Car au-delà des problèmes bien réels de la métropole, il s’y réalise en ce moment des investissements de plusieurs milliards de dollars, rappelle Michel Leblanc. Il cite le boom de construction résidentielle sans précédent, qui constelle le ciel montréalais de dizaines de grues, et l’érection de deux mégahôpitaux universitaires, appelés à devenir des pôles de recherche et d’emploi majeurs.

« Dans les faits, ça va nettement mieux et la trajectoire est nettement plus positive qu’il y a 15 ans. On n’est pas dans un état statique, au fond d’un baril, où ça ne bouge pas. »

— Michel Leblanc

Denis Coderre pousse le bouchon un cran plus loin. En entrevue dans son bureau lambrissé de l’hôtel de ville, le maire fait valoir que la morosité est bel et bien chose du passé. « On a vraiment l’impression et c’est réel, comme je le dis en anglais, que Montreal is back. Montréal est en train de retrouver ce que j’appelle son niveau d’incontournabilité. »

Montréal, bel et bien de retour à l’avant-scène ? À suivre.

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