Nos ex-« célinologues » se souviennent

Des années 80 au tournant du millénaire, Alain Brunet a été reporter attitré à l’ascension fulgurante de Céline Dion et de son inséparable imprésario jusqu’au faîte de la pop culture mondiale. Alain de Repentigny a pris son relais depuis l’ère Vegas. Ils nous livrent ici quelques souvenirs de cette trajectoire inégalée.

L’ascension d’une étoile

Céline sort du cocon

Milieu des années 80. Céline Dion et René Angélil se présentent sur le plateau de l’émission de télévision Bon dimanche, animée à TVA par Reine Malo et dont j’étais le chroniqueur musique. Star au Québec depuis 1981, elle termine alors sa mutation de préadolescente à jeune femme. Pendant plusieurs mois, son imprésario l’a gardée loin de la circulation afin de la préparer à une nouvelle vie et ainsi procéder à une extinction de la… Voix du bon Dieu.

Je la sens alors un tantinet mal à l’aise face à moi, journaliste culturel plutôt enclin au post-punk et au rock alternatif et… forcément peu porté sur la pop FM locale, encore moins sur la kid star des bons sentiments qu’elle avait été. René, lui, sait fort bien manœuvrer dans ce contexte ; il est charmant, convaincant, sûr de ses moyens et de ceux de sa protégée.

C’est le début d’une longue relation professionnelle. Contre toute attente, je deviens le témoin privilégié de cette ascension fulgurante jusqu’au sommet de la pop culture anglo-américaine.

À cette même époque, Céline Dion avait passé une semaine entière à l’émission L’oreille musclée, à la radio de la SRC – animée par la regrettée Chantal Jolis et dont j’étais alors le recherchiste. L’auteure et communicatrice québécoise Mia Dumont, femme brillante et cultivée, de surcroît la conjointe de feu Eddy Marnay (grand parolier français ayant maintes fois écrit pour Céline), nous en avait beaucoup appris sur l’envergure de la chanteuse et la solidité de son entourage.

Céline passe aux grandes ligues

En 1986, Céline Dion est mise sous contrat chez la major CBS, rachetée peu après par Sony. Elle a su convaincre les hauts dirigeants de la puissante entreprise discographique, notamment grâce à la stratégie de séduction orchestrée par son manager, un homme très intelligent, très rusé, pourvu d’un instinct exceptionnel.

À l’évidence, René Angélil avait su « lire » l’entreprise multinationale et préparer son artiste à offrir les performances déterminantes devant ses dirigeants-clés. La relation établie avec les professionnels de Sony – on pense d’abord à Vito Luprano et Mario Lefebvre, de pair avec le bureau de Francine Chaloult – est soudée aux meilleurs alliages, ceux qui durent.

En 1987, Céline Dion lance Incognito, un album francophone produit et distribué par la major, beaucoup plus pop que tous ses disques précédents. Fini ces chansons d’enfant destinées au marché « adulte contemporain », Céline est résolument pop.

En 1990, La Presse me donne le mandat de couvrir Céline Dion en permanence et d’être aux premières loges de sa carrière hallucinante.

Étrangement, René Angélil choisit de privilégier La Presse pendant toutes les années 90 : le célinologue de La Presse avait l’exclusivité dans la grande majorité des cas.

Pourquoi donc ? Soucieux d’accroître la crédibilité de sa chanteuse auprès des médias de référence, René Angélil avait établi une relation de confiance. Avec La Presse, il était un véritable gentleman, très généreux, au-delà de son obsession proverbiale à faire triompher Céline sur la planète entière.

Malgré nos différences culturelles profondes, René adorait parler musique et s’initier à des mondes musicaux qui lui étaient étrangers. Qui plus est, nous partagions une passion dévorante pour l’industrie mondiale de la musique. Il était au fait des détails les plus infimes de l’actualité au sein de cette music business, ses jeux de pouvoir, ses gestionnaires déterminants, ses meilleurs producteurs, ses agents les plus doués, sa dynamique organisationnelle.

De son côté, Céline prenait progressivement la place qui lui revenait dans les conversations.

Bien sûr, elle suivait rigoureusement les consignes et paramètres des interviews déterminés par Angélil, mais, au fil du temps, elle évoluait de plus en plus librement. Vive et spontanée, elle pouvait mettre la cassette de côté.

Céline aimait parler musique, famille, actualité, vie quotidienne, simplement et franchement comme le faisaient toutes les femmes de son âge. Toutefois, elle évoluait généralement avec des êtres humains plus âgés qu’elle ; cela se reflétait dans son expression artistique et ses champs d’intérêt. En fait, elle n’était pas exactement en phase avec la vibe de sa génération, elle vivait plutôt dans un environnement culturel surprotégé… ce qui explique d’ailleurs sa conquête d’un public multigénérationnel.

Son premier album anglo est Unison. L’offensive est lancée en 1990 au Canada anglais, mégasuccès national à la clé. Or, le premier vrai succès international vient deux ans plus tard avec un album intitulé Céline Dion et vendu à plus de 5 millions d’exemplaires. Love Can Move Mountains, If You Asked Me To, Beauty and the Beast… Céline est partie pour la gloire planétaire.

Céline loves René

On se souvient que la relation amoureuse entre Céline et René avait été longtemps occultée jusqu’à ce que… en 1993, une déclaration de la chanteuse, écrite à son manager dans la pochette de l’album The Colour of My Love, vende la mèche. Un simple appel téléphonique de La Presse à son hôtel new-yorkais suffit : au bout du fil, Céline consulte René, et hop ! le lendemain, la confidence est publiée…

Le 17 décembre 1994, Céline et René se marient à la basilique Notre-Dame, à Montréal, obtenant ainsi le « seal de Dieu », expression passée à l’histoire, afin de légitimer les liens sacrés de leur union. 

Couvert par les médias québécois comme on l’aurait fait pour une grande cérémonie monarchique au Royaume-Uni, ce mariage religieux avait tout de la symbolique royale. Interviewé sur le parvis de l’église, Luc Plamondon l’avait clairement observé : « S’il nous faut une princesse au Québec, je préfère que ce soit Céline plutôt que Lady Di ou Caroline de Monaco », m’avait-il dit. La réception qui s’est ensuivie dans un grand hôtel montréalais en avait tout le faste et la démesure, soyez-en assurés !

Céline, superstar mondiale

Au-delà de la couverture d’innombrables événements locaux, je réalise des reportages pour La Presse à l’étranger au cours des années suivantes : Washington, New York, Boston, on en passe. Nous vivions ensemble cette aventure surréaliste et je restais en contact permanent avec René Angélil.

Début 1993, nous prenons le même avion que la chanteuse pour la capitale américaine, Céline va y chanter dans le cadre d’une célébration officielle précédant la prestation de serment de Bill Clinton. Le nouveau président des États-Unis et sa femme Hillary avaient apprécié, idem pour le couple vice-présidentiel que formaient Al et Tipper Gore.

Sur scène devant public, sur les plateaux de télé, à la radio ou en studio, la chanteuse avait la rigueur des grands athlètes : concentrée, perfectionniste, totalement investie dans ses performances. À son égard, Angélil était béat d’admiration. Un jour, sur le plateau new-yorkais de Good Morning America, auquel j’avais eu accès, Céline avait entonné un de ses mégatubes.

Le mari-imprésario s’était exclamé sans retenue : « Tabarnak qu’elle chante ! Jamais je n’aurais pensé réaliser avec elle mes rêves les plus fous. »

Durant ce même séjour américain de l’hiver 1995, nous étions à bord d’une limousine, Céline racontait sa première expérience avec Jean-Jacques Goldman, dans le contexte de l’album D’eux. Elle avait confié qu’une telle rencontre artistique ne serait plus jamais possible, tellement ç’avait été magique avec le fameux musicien et parolier français.

À l’étranger, l’accès à la chanteuse aurait pu être beaucoup plus restreint pour les médias montréalais; ce ne fut jamais le cas. On se souviendra que Kim Jakwerth, directrice américaine des relations avec les médias pour SonyUSA, ne semblait pas du tout apprécier tous ces accès de La Presse à Céline, avalisés par René Angélil…

Ç’avait été le cas au Caesars Palace, en avril 1997. À l’aube de son installation à Las Vegas, Céline était toujours heureuse de me parler, dans sa loge s’il vous plaît. Tard dans la nuit après le spectacle de sa tendre moitié, René m’avait alors invité avec quelques Québécois à déguster des mets chinois, le tout arrosé de montrachet.

Sans conteste, Céline était devenue une reine de la pop, ses opus studio Falling Into You (1996) et Let’s Talk About Love (1997) avaient chacun dépassé les 30 millions d’exemplaires physiques vendus.

La tournée Let’s Talk About Love démarre au Fleet Center de Boston à la fin de l’été 1998. Le coup d’envoi de cette tournée est surréaliste ! En peignoir, Céline se présente aux médias après son spectacle, livrant ses impressions de la soirée à quelques représentants des grands réseaux américains éberlués parce qu’ils étaient encerclés par une légion de journalistes québécois venus à la rencontre de leur superdiva. Cabane à sucre, quand tu nous tiens !

Quoi qu’il en soit, jamais un tel succès de masse n’avait été atteint par un artiste originaire du Québec, exploit d’ailleurs inégalé. J’en ai été le témoin jusqu’à la toute fin du millénaire, lorsque Céline Dion s’est produite au Centre Bell avant de faire une pause prolongée. Les récits subséquents de la célinologie appartiennent à d’autres scribes, à commencer par mon (retraité) collègue Alain de Repentigny.

Au sommet, les deux pieds sur terre

Je l’avais saluée, entourée de la famille Dion, dans les coulisses du Théâtre St-Denis dans les années 80. Une décennie plus tard, je lui avais posé quelques questions en conférence de presse après un de ses spectacles au domicile du Canadien. Puis, en 2007, j’étais parmi les journalistes québécois qui étaient allés à Las Vegas pour une série de brèves interviews à la chaîne à l’occasion du lancement de son album D’elles.

Bref, pendant toutes ces années au cours desquelles j’ai dirigé l’équipe des Arts et spectacles de La Presse, je n’ai pas vraiment connu Céline Dion. Par contre, j’échangeais fréquemment avec René Angélil depuis le jour où il s’était invité à La Presse pour me convaincre de faire la une du cahier des Arts avec sa jeune protégée qui allait lancer son premier album en anglais, Unison.

Au milieu des années 2000, les relations entre mon journal et Angélil s’étaient considérablement refroidies et j’avais profité d’une visite à Las Vegas pour proposer à Angélil un reportage de fond sur Céline Dion. Il avait accepté et ma collègue Marie-Christine Blais était allée passer quelques jours avec Céline à Las Vegas.

Quand je suis revenu à l’écriture en 2006, j’ai voulu moi aussi observer de près Céline Dion en l’accompagnant au quotidien.

L’année suivante, grâce à Angélil, j’ai eu un accès privilégié à la chanteuse lors d’une tournée de promotion à Londres et à Paris.

Le premier soir, dans la limousine qui la ramenait du studio de télévision d’ITV à son hôtel, elle a répondu prudemment à mes questions avec force vouvoiements. Puis, au fil de la semaine, nos échanges sont devenus moins coincés. Quelques semaines plus tard, elle m’a accueilli avec chaleur à l’hôtel new-yorkais où elle enfilait les interviews avec des journalistes venus d’un peu partout en Amérique du Nord.

Depuis, en personne – à Montréal, aux États-Unis, en Europe ou en Afrique du Sud – et lors de nos conversations téléphoniques, Céline Dion a toujours été elle-même : vive, drôle, franche et ouverte comme le sont rarement des vedettes de sa stature, généralement avares de confidences.

Le défi de durer

Céline Dion est devenue une supervedette mondiale de la chanson dans les années 90, mais c’est dans les années 2000 qu’elle a relevé un défi tout aussi considérable : durer dans un monde éphémère.

À son retour à Las Vegas en 2011, le grand patron du Caesars Palace, Gary Selesner, me l’a dit à sa façon : « Céline nous a manqué, ça ne fait aucun doute. Surtout pour les visiteurs internationaux qui sont si importants pour Las Vegas. Cher et Bette [Midler], même si elles sont de grandes vedettes, n’ont pas la stature internationale de Céline. »

La première de ce deuxième spectacle permanent au Colosseum a eu lieu cinq petits mois après la naissance des jumeaux de Céline Dion, Nelson et Eddy. Ce n’était que le début du tourbillon qui a chamboulé sa vie. En 2014, la maladie a contraint René Angélil, l’architecte de sa carrière, à tendre le flambeau à son ami Aldo Giampaolo. La chanteuse a passé une année au chevet de son mari qui a insisté pour qu’elle reprenne le collier en août 2015. Angélil est mort en janvier 2016 et Giampaolo a donné sa démission l’année suivante. Il n’a pas été remplacé.

Céline Dion ne lance plus des albums à la même fréquence qu’il y a 20 ans. Tout de même, depuis 2007, elle en a enregistré trois en français et deux en anglais ; un troisième, qu’on nous annonce depuis 2016, sortira peut-être cette année.

Par contre, l’artiste de scène, elle, n’a pas chômé. En plus de sa résidence à Las Vegas, elle s’est lancée en 2008 dans la tournée Taking Chances qui a débuté en Afrique du Sud, à l’invitation de Nelson Mandela, et s’est arrêtée sur cinq continents.

Et depuis 2016, entre deux séries de spectacles à Las Vegas, elle consacre ses étés à des tournées en Europe, au Québec et, cette année, en Asie et en Océanie.

Reprendre le contrôle

Auparavant, m’avait-elle à dit Paris il y a deux ans, elle ne s’impliquait pas beaucoup dans le choix et l’ordre des chansons d’un spectacle. « Parce que je faisais confiance à René – et je trouve qu’il ne s’est vraiment pas trompé souvent –, je n’ai jamais senti le besoin de lui dire : “Ben voyons, tu ne peux pas faire ça.” C’était vraiment une confiance aveugle. » L’absence de son agent de mari, ajoutait-elle, lui donne l’occasion de « se révéler encore davantage en tant qu’artiste ».

Malgré son succès considérable, Céline Dion a toujours eu les deux pieds sur terre. Une conversation avec elle, si courte soit-elle, est la plupart du temps ponctuée d’élans spontanés et de fous rires.

À l’automne 2013, dans un hôtel de la Floride, c’est une Céline particulièrement fébrile qui m’a raconté sa séance d’enregistrement de la chanson d’Ella Fitzgerald You’ll Have to Swing It (Mr. Paganini) avec Herbie Hancock et son groupe. Une fois l’enregistrement terminé, le grand pianiste de jazz et ses musiciens se sont mis à jammer et Céline a rebroussé chemin pour scatter avec eux. Pour le plaisir. L’ingénieur du son a eu la bonne idée d’enregistrer cette improvisation qui n’a jamais été commercialisée.

« Le jazz, pour moi, c’est un monde à part : you live jazz, you play jazz », m’a-t-elle dit ce jour-là dans un élan de modestie avant d’ajouter dans la foulée : « Je suis capable d’être un peu caméléon et de m’adapter au style de musique. Je serais capable de chanter du country. »

Pourtant, Céline Dion a été la première étonnée qu’on lui demande de chanter sur film un extrait de la chanson Tower of Song de Leonard Cohen qu’on a montré lors du concert en hommage à l’artiste disparu le 6 novembre dernier au Centre Bell.

« J’ai été super honorée qu’on ait pensé à moi, j’étais vraiment touchée, m’a-t-elle confié au téléphone en décembre dernier. Il y a des choses auxquelles on peut s’attendre, on appelle ça des naturels : c’est sûr qu’ils vont demander à Céline ! Mais celle-là, je ne l’ai pas vue venir et ça m’a vraiment fait plaisir. »

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