OPINIONS

Le coût de l’ignorance

Comment détruire un homme et une spécialité pédiatrique

«  [Chaque médecin] traîne derrière lui un petit cimetière, dans lequel il va prier de temps à autre, un cimetière d’amertume et de regrets, dans lequel il cherche la raison de ses échecs. »

— René Leriche, chirurgien français

Je suis pédiatre, je travaille en néonatologie et en éthique clinique à l’hôpital Sainte-Justine. Pendant ma surspécialisation en néonatologie, après 10 années d’études universitaires, je travaillais le vendredi soir aux urgences de Sainte-Justine, pour garder mon expertise en pédiatrie et rembourser mes dettes.

J’aimais ces soirées aux urgences pédiatriques, mais je craignais certaines situations, celles qui sont moins glamour et qui semblent méconnues des médias : les « PEM » ou possibilité d’enfant maltraité. Personne ne se garrochait avec plaisir sur ces dossiers. Ces situations détruisent. Ces situations restent avec nous toute notre vie.

Une fracture du crâne chez un enfant de 5 mois qui a déboulé l’escalier.

Une troisième fracture inhabituelle chez un enfant de 10 ans, qui a de la difficulté à s’exprimer. Des saignements dans la culotte d’un enfant qui dit « non papa bobo ».

Des brûlures dans le dos d’un enfant.

Et encore, et encore.

J’ai vu ces enfants il y a plus de 15 ans, mais ces souvenirs sont imprimés dans mon disque dur à vie ; impossible de les mettre à la corbeille.

La lumière des néons dans les petites salles blanches, l’odeur des urgences, de désinfectant sur les mains.

La petite fille de 10 ans qui est arrivée, avec sa mère, avec le vagin flottant dans son petit ventre, arraché par la violence du viol répété par son père. Son rectum défoncé. La maman avait décidé qu’elle allait finalement parler. C’était « pas d’lincesse pask’elle é adoptée, sti ! ». Et mon souvenir de la résidente qui a sauté à la gorge du père avant que la police arrive. Les agents de sécurité qui maîtrisent la résidente, son congé forcé.

Ou encore la maman de 17 ans qui arrive en pleurs, en ambulance, avec son bébé dans les bras, qui hurle son désespoir : grossesse non planifiée, décision de poursuivre la grossesse, jetée dehors de la maison familiale, arrêt de ses études, travail chez Valentine, petite garderie le jour, solitude, fatigue, pleurs incessants la nuit. « J’allais le secouer, j’ai appelé le 911, chu juste pu capable. »

Et l’anticipation de la rencontre avec les parents, de la bombe à lâcher dans la chambre, le plus délicatement possible.

« On vient de voir les rayons X, Rémi a une fracture du crâne. Mon travail est de m’assurer que cette fracture guérit bien. Mon travail est aussi de m’assurer, comme vous, de la sécurité de Rémi. Quand on voit des fractures du crâne à cet âge, cela indique un traumatisme. Ce que je vais dire va être difficile à prendre. On doit intervenir pour des fractures comme ça parce qu’elles peuvent arriver à la suite d’un accident, mais aussi à la suite de maltraitance, quand on enfant est battu. Ma job n’est pas de vous juger, mais de signaler toutes les situations où on voit ce genre de fracture… »

Les médecins sont toujours des écœurants dans ces situations. On est toujours écrasé, pas des héros qui sauvent des vies ou aident des pauvres enfants chauves et malades. Je me souviens de revenir chez moi vide, écœurée. Souvent de ne pas vouloir dormir dans le même lit que mon mari, un homme…

Avec ces cas-là, on perd toujours. On se fait toujours rentrer dedans. On ne peut pas faire de la médecine humaine, empathique, mais on peut faire notre travail le mieux qu’on peut.

Quand on ne déclare pas un enfant, il pourrait revenir brisé en morceaux, ou être brisé et ne pas revenir, ou ne jamais revenir et être enterré. Quand on signale, on signale souvent des parents vulnérables, victimes eux aussi d’un moment d’inattention.

On leur inflige un autre coup de batte de baseball sur la gueule, à un moment difficile. Les parents qui battent leur enfant peuvent aussi nous écraser. Parfois, les batteurs d’enfants vont dans les médias et nient ; à ce moment, nous sommes muselés par notre devoir de confidentialité. Nous ne pouvons pas parler de nos cas, nous défendre des accusations fausses.

Je parle seulement de mon expérience minimale, un vendredi par semaine pendant trois ans, des situations à petites doses, qui ont causé tout de même des cicatrices. Mais imaginez ces situations une après l’autre, pendant toute la journée, pendant des années. Le travail des médecins côtoyant la maltraitance est exigeant, ils doivent se tromper. Ils doivent se tromper pour éviter des vies brisées et des morts. Mais ces signalements causent aussi des torts inévitables chez les parents et chez les pédiatres. Il n’y a pas beaucoup de pédiatres qui veulent travailler dans cette discipline. Jamais je n’aurais été capable de faire le travail du Dr Sirard.

Les médias, une fois de plus, ont fait du sensationnalisme. Ils auraient pu expliquer le travail difficile de ces pédiatres, expliquer un peu à la population ce que ces médecins font, et pourquoi il faut parfois se tromper ; pas seulement les conséquences des signalements incorrects, mais aussi des absences de signalement.

Les médias ont détruit un homme fragile et vulnérable. Ils ont manqué d’empathie au profit des ventes. Ils ont détruit une famille.

Ils ont aussi fait en sorte que les pédiatres intéressés à travailler en maltraitance se posent des questions sur leur avenir et le reconsidérent. Encore de la négligence médiatique, encore de la maltraitance médiatique.

Mon frère a lui-même eu une fracture du crâne en bas âge, un accident. Dans ce temps-là, on ne signalait pas de la même manière. Dans ce temps-là, les petits garçons pouvaient être violés à répétition dans les écoles. Dans ce temps-là, il y avait aussi moins de suicides de pédiatres.

Mes pensées sont avec la famille du Dr Sirard, et avec tous les enfants qui ont un bel avenir et sont encore en vie grâce à lui.

OPINION

Victimes du silence

Je suis profondément inquiet du sort de ces enfants qui continuent de souffrir de la maltraitance qui les affecte

Après plus de 30 années passées auprès d’enfants maltraités et leurs familles, j’en suis venu à concevoir la maltraitance envers les enfants comme une maladie dont nous ignorions même l’existence il y a moins de 50 ans.

Pourtant, elle affecte probablement plus de 10 % des enfants québécois à un moment ou l’autre de leur existence. Cette maladie aux multiples visages ne doit pas rester ignorée, même s’il peut être pénible de simplement en soulever la possibilité.

Son diagnostic est difficile. Elle peut se présenter sous forme de violence physique, sexuelle ou psychologique, de négligence ou d’abandon. Elle n’a malheureusement pas de caractéristiques qui lui sont exclusives. Toutefois, certains signes ou symptômes en suggèrent davantage la présence.

C’est le cas en certaines circonstances et selon leurs aspects des bleus ou plaies, des fractures ou saignements, ou encore des problèmes de comportement. Aussi, en milieu médical, ce n’est que par une bonne anamnèse, c’est-à-dire une histoire détaillée des circonstances d’apparition des premiers signes, par un examen physique attentif de l’enfant et par quelques examens de laboratoire, comme des prises de sang ou des radiographies, que les premiers soupçons de la présence probable de cette maladie pourront être confirmés ou infirmés.

Afin d’arriver à dépister, reconnaître et traiter ces enfants malades de maltraitance, les médecins, comme tous les citoyens du Québec, ont l’obligation de signaler au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) tout enfant pour lequel ils ont un « motif raisonnable de croire » qu’il puisse être atteint d’une forme ou l’autre de cette maladie. 

Il appartient au DPJ de compléter l’évaluation des cas et de confirmer ou non le diagnostic.

Au Québec, 60 000 enfants sont ainsi signalés au DPJ chaque année par des gens inquiets, qu’ils soient des professionnels ou de simples citoyens. De ces 60 000, la moitié, au bout du compte, se révèleront en être effectivement affectés.

Au cours de ma carrière, j’ai constaté que pratiquement tous les parents, au moment où ils réalisent que l’on soupçonne la présence de maltraitance chez leur enfant, se sentent accusés d’en être la cause, quelles qu’en soient les circonstances. Lors d’une consultation médicale, l’attitude du personnel, en particulier celle du médecin, contribuera à accentuer, apaiser ou dissoudre ce sentiment. De fait, très fréquemment, la maltraitance de leur enfant a été causée à leur insu par quelqu’un en qui ils avaient pourtant pleinement confiance.

Ce regard accusateur, qu’il soit véritable ou ressenti, est à juste titre vécu très difficilement par les parents et laisse chez certains des cicatrices, des ressentiments ineffaçables.

Je le déplore tout autant que Mme Krol dans son éditorial de la semaine dernière.

Mme Leduc, de son côté, conclut son article du 11 novembre dernier un peu laconiquement en nous rapportant que selon le Dr Girard, directeur des affaires médicales et universitaires au CHU Sainte-Justine, le nombre de signalements a diminué depuis les reportages effectués en 2013 par La Presse et Radio-Canada au sujet du Dr Sirard.

Elles ont toutes deux raison. Moins de parents ont souffert des affres d’avoir été injustement soupçonnés. Cependant, si la moitié des signalements à la DPJ se révèlent fondés, je suis pour ma part profondément inquiet du sort de ces enfants qui continuent de souffrir de la maltraitance qui les affecte, murés qu’ils sont dans leur maladie par le silence de ceux qui auront préféré protéger leurs parents.

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