Musique et santé mentale

À bout de souffle et de ressources

En 2013, alors que le groupe indie pop montréalais Groenland achevait sa tournée post-album The Chase, la chanteuse Sabrina Halde a d’abord eu des signes avant-coureurs physiques. Laryngites à répétition, extinction de voix, fatigue récurrente… Puis, peu à peu, c’est la tête qui a flanché, emportée par le tourbillon de la route, des concerts à la chaîne et de la cavalière vie de band, pour lequel il n’existe encore à ce jour aucun manuel.

Comme elle, plus de 70 % des musiciens auraient déjà éprouvé des symptômes de troubles anxieux durant leur carrière, a révélé une étude britannique publiée en 2016 par Help Musicians UK. À peu près la même proportion de répondants (68,5 %) a dit avoir connu des phases dépressives, exacerbées par le poids des tournées.

« Ça ne me surprend pas, et je ne dis pas ça d’un point de vue anecdotique, commente Sabrina Halde. Quand j’ai commencé à parler de mes troubles de santé mentale, je me suis rendu compte que, finalement, presque tous mes amis qui ont fait de la tournée sont passés à travers soit la dépression, soit l’anxiété, soit le burn-out. »

Qu’en est-il au Québec ? La doctorante Julie Baril a mené une étude inédite sur l’utilisation des services en audiologie et en santé mentale chez les musiciens. Les conclusions du projet Résonnance, mis sur pied de concert avec la Guilde des musiciens du Québec, n’ont toujours pas été publiées, mais quelques données recueillies en 2014 et que La Presse a obtenues sont révélatrices. Ainsi, 35,5 % des 183 répondants affichent des résultats « cliniquement symptomatiques pour l’anxiété et la dépression* ». La prévalence dans la population québécoise oscillerait plutôt autour de 10 %**. En outre, le quart des musiciens sondés ont affirmé avoir consulté pour des troubles de santé mentale dans la dernière année.

Récemment, Béatrice Martin, alias Cœur de pirate, a décidé d’aborder de front ses troubles anxieux dans une série de chroniques publiées sur Noisey, plateforme musicale de Vice. Pressions de l’industrie, vide et solitude après les concerts, horaires atypiques, sommeil déficient, intimidation sur les réseaux sociaux et vertige de la distance : ses billets reflètent des constats généralisés sur la scène musicale. Dans une entrevue vidéo, la chanteuse de 27 ans a confié que sa dernière ronde de concerts l’avait « pratiquement détruite ».

« La tournée reste un exercice mental de haute voltige, note Vanessa La Haye, gérante chez Bonsound, agence et maison de disques qui chapeaute une cinquantaine d’artistes. Être en déplacement, partager son intimité, devoir se produire chaque soir avec la montée et la baisse d’adrénaline que ça implique… En plus des occasions de consommer qui se multiplient et la qualité de la nourriture qui n’est pas toujours idéale. Disons que ça fait un super beau cocktail pour péter au frette. »

« Mon idéal de c’était quoi la vie de band et de musicien m’a empêchée de lâcher prise sur beaucoup de choses. Tout le monde était un peu perdu là-dedans. »

— Sabrina Halde, chanteuse de Groenland

Non, mourir d’un suicide ou d’une surdose à 27 ans n’est pas glamour. Et, non, une tournée rock réussie n’implique pas des soutiens-gorges qui virevoltent au-dessus de la scène et des trips d’acide dans le coffre d’une Westfalia sur la côte Ouest des États-Unis.

« Les burn-out dans l’industrie, c’est tout sauf romantique et sexy. Ce sont des gens qui tombent comme des mouches », note Stéfane Campbell, qui a un curriculum étoffé dans l’industrie de la musique, notamment au sein de la maison de disques Coyote Records.

Selon lui, les décennies glorieuses du rock dépeintes dans des films comme Almost Famous et dans les pages du magazine Rolling Stone continuent de nourrir une image fantasmée de la star flegmatique et adorée. Une image qui peut agir autant comme un carburant que comme un éteignoir. « Le plus souvent, tu te ramasses dans le fin fond des régions, chaud comme un truck en train de fourrer une groupie dans un motel miteux », caricature-t-il.

Une psychologue qui travaille avec de nombreux musiciens, mais qui ne veut pas être nommée pour préserver le secret professionnel, soutient qu’au-delà de l’alcool et des drogues, la route met bien des relations… en déroute. « Mes artistes en général ont une bonne hygiène de vie, mais c’est sûr que les couples ne durent pas longtemps. Parce qu’en tournée, c’est bien facile… »

Creux de vague

Les troubles de santé mentale s’intensifient souvent à des moments précis, constatent les musiciens. Après un concert, notamment : « Toute la journée, tu es dans l’attente, raconte Sabrina Halde. Et là, y a un truc chimique qui se passe et jusqu’à la fin du show, tu es on edge. Tu donnes tout du point de vue des nerfs, mais après, il faut que tu ailles dormir. » Et ça, c’est quand, comme elle, les artistes savent résister à la tentation du zinc et des pintes qui cognent. S’il ne s’agit pas d’autres substances qui se sniffent ou s’injectent.

Biz, rappeur de Loco Locass qui s’est tourné vers la littérature en 2010 après une dépression, admet que la formation a souvent utilisé le bar comme zone tampon. « Si tu pars de la scène pis que tu te jettes en bas sans palier de décompression, tu vas t’écraser, dit-il. […] T’as trop d’adrénaline dans le sang pour aller te coucher, tu ne dormiras pas de toute façon. Et là, si tu ne dors pas, il n’y a rien de pire que d’être tout seul à essayer de t’endormir dans un lit. Ça, ça ne marche pas. Mais bon, le problème, c’est que boire une bière, deux bières, trois bières, quatre shooters si t’as une tournée de 200 shows… »

La fin des tournées s’avère aussi éprouvante, quand le wagon s’arrête au bas de la montagne russe et qu’il est temps de déboucler sa ceinture. « Tu as reçu une dose d’amour immense, des doses hormonales extraordinaires, dit la chanteuse Florence K. Ton système nerveux est sans cesse en activité. Puis, une semaine plus tard, tu es en train de faire une brassée de linge à la maison, et le téléphone ne sonne pas. C’est extrêmement dur. »

La mère de 34 ans, qui a documenté dans le livre Buena Vida sa dépression profonde en 2011 et 2012 – elle a tenté de mettre fin à ses jours et a dû être internée –, croit que la prévention et l’accès aux soins sont prioritaires. Parmi les rares ressources à la disposition des musiciens québécois, elle cite Unison, fonds de bienfaisance situé à Toronto qui offre de l’assistance financière et psychologique à la communauté musicale canadienne.

La maison de disques et de gérance Bonsound s’active justement à inscrire ses musiciens au service gratuit. « Les artistes ont notamment accès à une ligne d’appel qui offre du soutien 24 heures sur 24, sept jours sur sept, pour une multitude de sujets, dont des problèmes liés à la santé mentale, ainsi que cinq heures de consultation gratuite avec un professionnel », détaille la gérante Vanessa La Haye.

Florence K, conférencière et porte-parole au sein du Regroupement des artisans de la musique (RAM), compte aussi pallier un besoin criant en mettant sur pied des ateliers en santé mentale d’ici un an. « J’ai un certificat en psychologie et je peux parler de mon expérience, mais j’aimerais aller plus loin : organiser des workshops avec des spécialistes, des psychologues, des médecins, peut-être aussi des représentants du gouvernement, pour faire de la prévention. »

Elle espère ainsi que les ateliers permettront d’abattre certains tabous, de démystifier les symptômes anxieux et dépressifs et, surtout, d’orienter les musiciens vers les professionnels adéquats. « Je serais probablement aller pas mal moins loin dans ma dépression si j’étais allée consulter plus rapidement. » Moins loin qu’une tentative de suicide, moins loin qu’un internement. Personne, musicien ou non, ne devrait connaître cette triste chanson.

* Résultats de 11 et plus dans le questionnaire HADS (de l’anglais Hospital Anxiety and Depression Scale)

** Portrait statistique de la santé mentale des Québécois, Institut de la statistique du Québec, 2012

— Avec Alain de Repentigny, La Presse

Un album-médicament

Après avoir été « poussée à bout » par le métier, la chanteuse Flavie, membre des Bouches Bées, a choisi de transformer son épuisement en exutoire créatif. Ainsi est né en 2015 l’album solo Brûler dehors, traduction littérale de burn-out. Coming out musical enregistré en quatre jours pour rendre compte et attester : « Non, je ne suis pas seule. »

Après la sortie de son premier album, en 2011, les critiques positives et les concerts qui s’en sont suivis n’ont pas suffi à faire de la musique son gagne-pain. « Dans mon cas, je portais tous les chapeaux, dit-elle. Je me bookais, je me gérais, je faisais la comptabilité. C’est épuisant. À vouloir tout faire, la marmite finit par sauter. » Selon elle, la « pensée magique » qui veut que le talent et les efforts soient obligatoirement récompensés ne tient pas la route, et fait fi « des questions de timing et de contacts ». Après avoir pris du recul, Flavie poursuit sa carrière au sein des Bouches Bées puis, posément, en solo. Elle vient de lancer le projet Tangle with Care, composé pendant sa grossesse.

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