L’ouïe

Jeunes et durs d’oreille

Les adolescents et les jeunes adultes ne sont pas toujours tendres envers leurs oreilles. Entendront-ils moins bien que leurs parents au même âge ? C’est fort possible.

Un dossier d’Isabelle Morin et d’Alexandre Vigneault

L’ouïe

L’ouïe perdue ne reviendra pas

« La musique, c’est ma vie ! », lance Alexandrine Morin*. L’étudiante de 17 ans écoute de la musique partout, tout le temps. Et souvent très fort : le son était réglé au maximum sur son iPhone le jour de sa rencontre avec La Presse+. « Si je ne l’entends pas, c’est comme goûter un plat quand tu es malade : tu goûtes à moitié », justifie-t-elle.

Le risque de subir une perte ne la préoccupe pas pour le moment. « On est ici pour un bon temps et pas pour un long temps », s’exclame-t-elle. Alexandrine n’est pas la seule dans sa situation. Écouter de la musique à un volume élevé, c’est « la norme » chez les jeunes, croit Alarik Drouart-Lopez, 22 ans. « On en est conscients, je pense, mais on ne fait pas nécessairement ce qu’il faut. »

« Il va y avoir une génération qui sera un peu plus hypothéquée au niveau des oreilles », pense Alexis Pinsonnault-Skvarenina, président de l’Association québécoise des orthophonistes et audiologistes (AQOA). Un peu partout en Occident, des spécialistes constatent en effet des pertes auditives causées par le bruit chez les adolescents, signale-t-il : 15 % en Scandinavie, 12 % en France et 10 % en Allemagne.

1,1 milliard

Nombre d’adolescents et de jeunes adultes de 12 à 35 ans qui sont exposés à un risque de déficience auditive, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Aux États-Unis, une étude datant de 2010, qui comparaît des données de 1994 et de 2006, estimait déjà à 19,5 % le nombre d’ados souffrant d’une telle déficience auditive et signalait que cela correspondait à une hausse de 31 % en une douzaine d’années. L’étude publiée dans le Journal of American Medical Association concluait alors à une « détérioration généralisée » de l’audition dans ce groupe d’âge.

DES LOISIRS BRUYANTS

Les dangers liés au bruit dans les milieux de travail sont connus depuis des années. « Ce qu’on ne savait pas, c’est que ça peut aussi arriver dans les loisirs, explique Alexis Pinsonnault-Skvarenina, citant notamment les entraînements physiques sur des musiques à haut volume. Les gens ne sont pas assez sensibilisés, alors ils n’adoptent pas des comportements sécuritaires. »

Il y a deux ans, l’Organisation mondiale de la santé prévenait déjà qu’en « menant leur vie quotidienne en faisant ce qu’ils aiment, de plus en plus de jeunes se mettent en situation de risque de déficience auditive ». Ce que les jeunes aiment ? Entre autres les cafés, les bars, sortir danser dans des discothèques, assister à des concerts et écouter de la musique sur un appareil mobile. Des lieux ou des activités où le niveau sonore peut être très élevé.

Or, il suffit de s’exposer à un niveau sonore de plus de 100 dB pendant 15 minutes pour subir des dommages auditifs. « On ne voit pas les répercussions dans l’immédiat, mais quelques années plus tard, précise Issam Saliba, chirurgien au service d’otorhinolaryngologie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Si on est exposé à un son fort de façon quotidienne, plusieurs fois par semaine pendant quelques heures, des dommages se créent au niveau de l’oreille interne. »

AU BANC DES ACCUSÉS

Ce qui inquiète particulièrement les spécialistes, ce sont les habitudes d’écoute de musique sur des appareils mobiles pendant des périodes prolongées et à un volume sonore élevé. Plusieurs études ont d’ailleurs rapporté que les jeunes avaient des « comportements musicaux » à risque.

L’une d’elles, réalisée auprès de jeunes de 14 à 17 ans par l’Institut de santé publique du Québec (INSPQ), avançait que 42 % des jeunes participants écoutaient de la musique à un volume plus élevé que la norme canadienne permise en milieu de travail. « Plus fort que ce que le règlement permet dans les usines », souligne Alexis Pinsonnault-Skvarenina.

L’étude soulignait que 85 % de ces jeunes jugeaient eux-mêmes que leur musique était « parfois », « souvent » ou « toujours » trop forte. Par ailleurs, seuls 18 % des parents étaient conscients que le volume était trop élevé pour l’ouïe de leur enfant, comme quoi il est difficile pour un observateur d’évaluer le risque auquel s’expose une tierce personne qui utilise des écouteurs.

85 %

Proportion des élèves de cinquième secondaire qui possédaient un téléphone intelligent en 2014, selon Habilo Médias.

Tous les types d’écouteurs sont susceptibles de générer des niveaux sonores potentiellement dommageables. Benoît Jutras, professeur au département d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal, recommande néanmoins ceux qui couvrent l’oreille, parce qu’ils atténuent les bruits ambiants. « Les pires, ce sont les écouteurs boutons, dit-il. Le bruit est moins coupé et on a tendance à augmenter le volume. Encore plus dans un milieu bruyant. »

DES DOMMAGES IMPORTANTS

Un problème d’ouïe peut survenir à tout âge, après une seule exposition brutale. La plupart du temps, le processus est toutefois lent et moins perceptible. « L’oreille se protège à partir de 80 dB, explique Issam Saliba. Il y a un mécanisme de défense dans l’oreille […] qui diminue l’intensité du son, mais ce muscle ne peut pas protéger l’oreille sur une longue durée. À la longue, l’oreille sera affectée. »

Les pertes auditives causées par le bruit sont dues à la destruction des cellules ciliées situées dans l’oreille interne. Ces dernières transmettent les signaux électriques que le cerveau interprète comme des sons. Imaginez des brins de gazon : si on marche dessus, ils se relèvent ; si on les piétine, ils resteront écrasés. Il en va de même avec les cellules ciliées.

« Avec le repos, les petits poils peuvent revenir à leur position normale et être encore fonctionnels, explique Benoît Jutras. Si on s’expose de manière répétée, ça détruit les cellules et là, ce n’est pas réversible. » La perte d’acuité auditive est alors permanente.

L’audiologiste croit que bien des gens, jeunes et moins jeunes, en sont conscients. Pas au point d’agir pour protéger leur ouïe, par contre. « C’est comme de savoir que la cigarette n’est pas bonne pour la santé et fumer pareil, illustre-t-il. Changer des comportements, c’est très difficile. »

* Aucun lien de parenté avec l’auteure.

QUI PROTÈGE NOS OREILLES ?

En 2009, la Commission européenne a établi que le volume des appareils d’écoute ne doit pas excéder 100 dB. Au Canada, aucune loi n’en régit la puissance sonore. La Presse+ a tenté de connaître celle des iPhone. Apple n’a pas été en mesure de fournir une réponse officielle, mais ses représentants ont avancé que, sur les modèles de génération 6 ou plus récents, le volume maximal oscille possiblement entre 103 et 110 dB. Ces données recoupent celles de Santé Canada, qui évalue entre 60 et 110 dB la puissance sonore maximale des appareils stéréo personnels. « Malheureusement, les appareils n’indiquent pas le degré de décibels au moment de l’écoute. Ce serait une grande aide pour améliorer ses habitudes », croit Issam Saliba.

Pour ce qui est de la gestion du niveau de bruit dans les établissements de loisirs comme les bars et les salles de gym, La Presse+ a été invitée à prendre contact avec la Ville de Montréal, les arrondissements et le gouvernement du Québec. Aucun n’a su répondre. Signalons toutefois que le règlement du Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail (CCHST) stipule qu’au Québec, le niveau maximal de bruit continu ne doit pas excéder 90 dB pendant 8 heures, avec des crêtes maximales de 140 dB. Le Québec est la province la plus permissive sur ce point.

À quels niveaux de bruit s’expose-t-on au quotidien ?

30 dB – conversation à voix basse

40-60 dB – réfrigérateur, conversation normale

70-80 dB – aspirateur, circulation urbaine

85 dB – seuil de risque

95 dB – conditionnement physique avec musique

90-100 dB – tondeuse, baladeur au volume maximal

110 dB – concerts rock, orchestre symphonique

135-140 dB – réacteur d’avion

Sources : Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec et Bruit & Société

L’ouïe

Branchés sur les décibels

La Presse a rencontré des jeunes à la sortie d’une bouche de métro pour connaître leurs habitudes d’écoute. Constat : les jeunes écoutent beaucoup de musique. Souvent trop fort.

PAUL DUTHY, 22 ANS

« J’écoute de la musique la moitié de ma journée : dans les transports, au travail, dès que possible. J’aime bien quand je n’entends pas les bruits extérieurs », précise Paul. Sur son iPhone, le son est réglé au maximum, ou presque. Surtout dans le métro. « Autrement, je m’ennuierais et j’aurais l’impression de perdre mon temps », dit-il. Pour ce qui est de régler son appareil à mi-volume, le jeune homme commente : « C’est correct, mais j’écouterais la musique à ce niveau dans une bibliothèque pour ne pas déranger les autres. »

CYNTHIA GENDRON, 19 ANS

Cynthia écoute de la musique au moins quatre heures par jour, surtout dans les transports en commun. « J’aime être dans ma bulle. Je ne veux pas entendre ce qui se passe autour », explique-t-elle. Le volume de son iPhone est réglé aux trois quarts. Nous lui suggérons de le réduire à la moitié. « C’est correct, mais pas pour le métro. Ça manque de puissance. J’ai l’impression de moins ressentir la musique. »

KIAPO SAINT-FORT, 25 ANS

« J’écoute de la musique environ six heures par jour. C’est pour ça que j’ai choisi ce casque : il élimine de 60 à 70 % des bruits extérieurs, alors je n’ai pas à mettre le volume trop fort. Si je marche dans la rue et que je me fais klaxonner par un vélo, je vais l’entendre. […] Je ne mets jamais le son à fond parce que je veux faire attention [à mes oreilles] et parce que ce n’est pas agréable. Souvent, dans le métro, j’entends la musique des autres… Ça veut dire qu’eux, ils écoutent leur musique à fond ! »

ALEXANDRINE MORIN, 17 ANS

« Je pense que toutes les activités sont plus plaisantes avec de la musique, lance Alexandrine, qui dit passer au moins la moitié de sa journée avec des écouteurs sur les oreilles. Son appareil est réglé au maximum du volume, la plupart du temps. « À la moitié, c’est plate », estime-t-elle. Lorsqu’on lui indique le volume conseillé, elle répond : « Je ne la sens pas. J’ai l’impression de ne pas être dedans. Non, vraiment, je n’entends rien ! Je le remets comme avant. »

JULIEN REEVES, 23 ANS

« J’écoute de la musique deux heures par jour, facilement. […] Les gens n’ont pas conscience que [l’ouïe], c’est fragile. Comme je suis malentendant, j’ai suivi des formations pour ne pas aggraver ma situation, dit le jeune homme, qui souffre d’une déficience auditive à l’oreille gauche depuis sa naissance. Les gens ne sont pas conscients qu’ils ont quelque chose que d’autres n’ont pas. »

YASMINE DORT, 20 ANS

« J’écoute de la musique partout, dans la rue, dans le métro. Je ne l’écoute pas vraiment fort parce que j’aime aussi entendre ce qui se passe autour. […] Je mets le son à un peu plus que la moitié. Je suis capable d’entendre quelqu’un me parler. »

GUILLAUME HUOT, 24 ANS

Le jeune homme écoute beaucoup de musique. Environ trois heures par jour, dans ses déplacements et à la maison. Si on restreignait le volume de son appareil à la moitié, comme le conseillent les spécialistes, il enlèverait cette fonction : « À ce niveau, j’entends bien, mais normalement, je mets le volume plus fort pour être immergé dans la musique. »

CARINE TRAN, 18 ANS

« Dans le métro, il y a plus de bruit, alors je monte le son un peu. Je ne le mets pas au maximum, alors, j’imagine que j’écoute ma musique à un niveau sécuritaire. C’est sûr que j’essaie de ne pas endommager mes oreilles », souligne Carine, qui estime écouter de la musique au moins une heure par jour. « Quand je règle le volume, je m’assure d’entendre les sons extérieurs. »

ALARIK DROUART LOPEZ, 22 ANS

« On sait qu’écouter de la musique trop fort, ça peut avoir des répercussions. Je pense qu’il n’y a pas assez de sensibilisation pour en montrer les effets néfastes », constate l’étudiant en sciences politiques. Au moment de notre rencontre, le volume de son Android était ajusté aux trois quarts de sa capacité. « À la moitié, c’est déjà assez fort, convient-il toutefois. Normalement, je contrôle le volume en enlevant mes écouteurs : si j’entends encore la musique, c’est que je dois baisser le son. »

L’ouïe

Écouter ses oreilles

En matière d’audition, la prévention est la seule solution. Conseils pratiques pour protéger ses oreilles et savoir reconnaître les signaux d’alarme.

Baisser le volume

Écouter de la musique à volume élevé le temps d’une chanson ne causera probablement pas de dommage. Le faire pendant des heures à plus de 85 dB est autrement plus risqué. Santé Canada recommande d’utiliser les outils comme « l’égalisateur de volume » et « l’amplificateur de basses » de son baladeur numérique ou de son téléphone intelligent. Ces outils auront pour effet de diminuer le son et d’éviter les écarts de volume. Il est aussi conseillé de limiter le volume maximal de son appareil à 60 %, voire à 50 %, de sa capacité maximale. Le système d’exploitation iOS (Apple) permet de le faire à partir des « Réglages ». L’idéal est de calibrer le son de son appareil dans un endroit calme, car dans un endroit bruyant, on aura tendance à le fixer à un niveau déjà élevé. Les tests effectués à La Presse sur différents téléphones utilisant Android n’ont pas permis de bloquer le volume, bien que cela semble possible sur les Galaxy S6 de Samsung et modèles suivants. Il existe aussi des applications Android pour limiter le son. Sur iPhone : 

Réglages

Musique

Volume maximum

(https://www.apple.com/ca/sound/faq.html)

Réduire l’exposition

Prévenir en matière d’audition, c’est aussi diminuer la durée et le nombre de situations où on est exposé à des sons forts. Les risques de dommages permanents à l’ouïe commencent après une exposition de 8 heures à 85 dB, de 45 minutes à 95 dB et de seulement 5 minutes à 105 dB, selon Santé Canada. Se retirer quelques minutes dans un endroit calme lorsqu’on assiste à un événement bruyant est une bonne habitude à prendre. Porter des bouchons de protection lors d’un concert ou quand on manipule des outils comme une tondeuse ou une scie à onglets est aussi recommandé. « Peut-être qu’il vaut mieux prendre la décision de ne pas écouter de musique dans un contexte bruyant », suggère Benoît Jutras, professeur à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal. Écouter de la musique dans le métro n’est peut-être pas l’idée du siècle…

Reconnaître les signaux d’alarme

Prendre soin de son ouïe, c’est d’abord écouter ses oreilles. Les sifflements, les bourdonnements ou l’impression d’avoir les oreilles cotonneuses indiquent un dommage dû à l’exposition au bruit. « Si on faisait un test d’audition, on verrait qu’il y a une baisse, mais elle est temporaire », dit l’audiologiste Alexis Pinsonnault-Skvarenina. Si ces symptômes ne s’atténuent pas après un repos de quelques heures, mieux vaut consulter un spécialiste, car ils peuvent signaler une atteinte plus sérieuse. Santé Canada prévient que la difficulté à suivre une conversation quand il y a des bruits de fond ou l’impression que les gens marmonnent lorsqu’ils parlent sont aussi des signes de perte auditive.

Intervenir en situation d’urgence

Une baisse d’audition subite peut se produire après une exposition à de la musique vraiment trop forte ou un bruit soudain. Dans ces cas, les gens s’en rendent compte et vont généralement consulter. « Un tympan peut avoir été perforé ou des cellules affectées. Elles peuvent encore être traitées dans les jours qui suivent avec de la cortisone. Plus tard, les cellules qui n’ont pas été traitées sont mortes. Il n’y a plus rien à faire », explique Issam Saliba, chirurgien au service ORL du CHUM. Le médecin ajoute que si une baisse auditive est installée, il faut être d’autant plus vigilant. « Une goutte peut faire déborder le vase, insiste-t-il. Il est impératif de protéger ses oreilles e faisant faire des bouchons sur mesure pour se protéger contre le bruit. »

Tester ses oreilles

Plusieurs sites offrent de tester notre ouïe, en évaluant notamment notre capacité à distinguer des paroles ou des conversations dans des enregistrements parasités par des bruits d’ambiance. Dans d’autres cas, c’est notre aisance à entendre certaines fréquences qui est mise à l’épreuve. Ces tests ne constituent pas un diagnostic. On en trouve sur les sites suivants : 

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