erreurs médicales

Alors que notre enquête sur les erreurs médicales provoque bien des réactions dans le milieu médical, notre chroniqueur Patrick Lagacé a rencontré une famille dont la vie a été bouleversée par les conséquences d’une bavure.

CHRONIQUE

Ce qui est humain, ce qui ne l’est pas

En 1995, Ginette Cloutier-Cabana a 41 ans. Mère de deux adolescentes, nouvellement comptable.

En juin de cette année-là, on lui diagnostique un mélanome malin, une tumeur cancéreuse de la peau, sur le mollet.

Elle doit être opérée pour ce mélanome en août 1995.

Avant l’opération, Mme Cloutier-Cabana est affligée par des migraines terribles, qui l’épuisent. Elle est à l’hôpital pour des tests préopératoires du mélanome quand elle décide de consulter aux urgences pour ses migraines.

On lui fait subir une tomodensitométrie (CT scan). Une neurologue l’examine. Et en conjuguant ce qu’elle voit sur l’imagerie, ce qu’elle constate par rapport à la patiente et la présence d’un mélanome (les métastases d’un mélanome ont tendance à migrer vers le cerveau, les os et le foie), la neurologue en arrive à la conclusion terrible : métastases au cerveau.

Non opérable. Pas de possibilité de guérison.

De trois à six mois d’espérance de vie.

Il n’y a aucun doute dans l’esprit de la neurologue : elle est devant un cancer du cerveau.

Seule avenue possible, selon la neurologue, après consultation avec deux autres médecins spécialistes : de la radiothérapie, pour apaiser les douleurs.

Ginette Cloutier-Cabana choisit l’irradiation. Son cerveau sera bombardé par la dose maximale de radiothérapie : cinq doses de 4 Gy chacune.

Trois mois plus tard, dans un rendez-vous de suivi, il y a une anomalie dans l’imagerie du cerveau de la patiente : les tumeurs n’ont ni régressé ni progressé, ce qui est anormal.

D’autres tests sont commandés…

Et la conclusion est stupéfiante : Ginette Cloutier-Cabana n’avait pas le cancer.

Les « lésions » sur l’imagerie de son cerveau, prises au mois d’août, n’étaient pas des métastases.

C’étaient des anévrismes, des gonflements dans des vaisseaux sanguins.

Le cerveau de Ginette Cloutier-Cabana a donc été irradié pour rien.

***

Ginette Cloutier-Cabana a 65 ans aujourd’hui. Elle vit en CHSLD. Elle n’est plus que l’ombre de la femme qu’elle a jadis été.

Elle est atteinte de démence.

Elle est très jeune pour ce genre de troubles.

Elle ne peut rien – absolument rien – faire seule. Manger, s’habiller, se laver, se brosser les dents : elle dépend du personnel du CHSLD et de ses filles.

Il est fort probable que la démence de Ginette Cloutier-Cabana soit un effet secondaire de l’irradiation inutile de son cerveau, en 1995.

Le hic, c’est que dans les années qui ont suivi son diagnostic erroné de cancer en 1995, Mme Cloutier-Cabana s’est « bien » rétablie.

Elle a été opérée pour les anévrismes, deux fois. Après la deuxième opération, Mme Cloutier-Cabana a fait un accident vasculaire cérébral (AVC). Elle a eu des épisodes dépressifs, elle s’est enfoncée dans une colère sourde contre les médecins, contre son sort.

Cette colère était constante, teintait tous les pans de sa vie et en est venue à empoisonner ses relations avec autrui, dont ses amis, sa famille.

Elle avait aussi des épisodes d’absence, d’incohérence.

Ginette Cloutier-Cabana a poursuivi au civil la neurologue qui lui a diagnostiqué par erreur un cancer du cerveau et qui a suggéré la radiation. Deux autres médecins étaient aussi poursuivis.

Les procédures ont été longues. Une décision a été rendue en 2008, 13 ans après les faits : les trois médecins poursuivis par Ginette Cloutier-Cabana ont été condamnés à payer 280 000 $.

À peine 10 % de la somme réclamée. Pour comprendre, il faut revenir sur le mot « bien », celui que j’ai mis entre guillemets, dans la phrase elle « s’est bien rétablie ».

***

C’est écrit en toutes lettres dans la décision de la juge Marie-France Courville : « La preuve n’établissant pas, selon la balance des probabilités, que Mme Cloutier-Cabana subira les effets à long terme de la radiothérapie, ce dommage trop incertain ne peut être compensé. »

Je vais traduire : parce que Ginette Cloutier-Cabana n’était pas démente au moment du procès, 13 ans après les faits, elle n’a pas pu être dédommagée pour cela.

Le procès est devenu une bataille d’experts.

D’un bord, les experts médicaux des trois médecins poursuivis qui mettaient tous les problèmes de comportement et de santé de Ginette Cloutier-Cabana sur le compte de l’AVC subi après la deuxième intervention chirurgicale au cerveau.

De l’autre, Ginette Cloutier-Cabana qui affirmait que ses malheurs s’expliquaient par l’irradiation (inutile) de son cerveau.

Un des témoins experts de Mme Cloutier-Cabana dira au tribunal que « les effets secondaires vont continuer à progresser au cours des années, spécialement les dysfonctions neurocognitives ».

C’était en 2008. En 2008, le tribunal jugeait ces effets secondaires « incertains ». Et la femme qui réclamait réparation « fonctionnait », dans le sens où elle avait recommencé à travailler.

Onze ans plus tard, en 2019, Ginette Cloutier-Cabana a 65 ans, elle souffre de démence envahissante, elle n’est pas morte, mais c’est une morte-vivante.

Exactement ce qu’elle craignait en 2008.

***

J’ai longuement interviewé l’une des deux filles de Ginette Cloutier-Cabana, Josiane Cabana, pour cette chronique.

On n’imagine pas la douleur qui a frappé la famille de cette femme victime d’une erreur médicale qui n’a pas causé sa mort, mais qui l’a tuée, d’une certaine façon.

Après qu’elle se fut « bien » remise en surface, la mère de Josiane n’a pourtant plus jamais été la même. Elle était obsédée par « les crisses de médecins » et toutes les conversations finissaient par dégénérer là-dessus, tout le temps : l’erreur médicale. Cette obsession était en soi un symptôme que quelque chose n’allait pas dans sa tête.

Il y a eu une lente descente aux enfers, que les deux filles de Mme Cloutier-Cabana ont tenté de freiner, que leur père niait, une descente aux enfers qui a envoyé Mme Cloutier-Cabana en psychiatrie, car elle était devenue physiquement violente avec son entourage.

La démence est une maladie terrible. Je vais passer sur les détails, mais démence et dignité ne marchent souvent pas main dans la main. Josiane et sa sœur Debbie sont devenues aidantes naturelles pour leur mère, et pour leur père, après. Avec les bleus à l’âme que cela suppose.

En entrevue, Josiane a eu une phrase terrible…

Elle me racontait comment la colère de sa mère était constante, toute-puissante, comment cette obsession des « crisses de médecins » a fini par faire fuir tout le monde autour de Ginette Cloutier-Cabana, cette colère permanente était un symptôme de ses dysfonctions neurocognitives…

« Depuis deux ans, m’a donc dit Josiane, ses troubles comportementaux se sont atténués. Elle ne se souvient plus qu’elle est en colère. »

J’ai souligné cette phrase dans mes notes : « Elle ne se souvient plus qu’elle est en colère. »

Cette colère a habité Mme Cloutier-Cabana pendant 22 ans, jusqu’à ce que la démence l’efface, quelque part en 2017.

***

Je suis certain que les médecins qui ont traité Ginette Cloutier-Cabana – particulièrement la neurologue qui a conclu à un cancer du cerveau – n’ont jamais voulu lui faire de mal.

J’écoutais Josiane Cabana me raconter la vie de misère de sa mère. Je l’écoutais me raconter comment sa sœur et elle s’occupent de leurs parents, désormais en CHSLD…

J’écoutais Josiane et un fait lancinant me trottait dans la tête, je n’osais pas le soulever, de peur d’être outrecuidant pour Josiane…

C’est elle qui l’a abordé.

« Quand je raconte ce que ma famille a vécu, il y a toujours quelqu’un qui finit par dire que l’erreur est humaine… »

C’est ce fait qui me trottait dans la tête : l’erreur est humaine. 

« Et tu leur dis quoi ?

– Rien. Je me tais. Ils ne peuvent pas comprendre. J’ai envie de dire : viens dans ma vie, cinq minutes… C’est fucking chiant. »

« L’erreur est humaine, mais un test de plus, une demi-heure de plus, et on n’en serait pas là… »

— Josiane Cabana, fille de Ginette Cloutier-Cabana

Ce test, c’est l’artériographie, qui aurait permis de déterminer que les lésions sur les images des scans étaient des anévrismes, pas des métastases.

Alors je l’écris ici sur la pointe des pieds, avec des gants blancs, en prenant conscience que je suis bien à l’abri derrière le recul que Josiane n’a pas, ne peut pas avoir : l’erreur est humaine.

Mais ce qui ne l’est pas, humain, c’est tout ce qui est arrivé après l’erreur médicale d’août 1995.

Le procès, le long procès.

D’un bord, du bord de Ginette Cloutier-Cabana, des experts payés par son mari, à coups d’emprunts dans son entourage.

De l’autre, une « armada » d’experts pour appuyer les prétentions des trois médecins, experts payés par les assurances de ces trois médecins…

Un déséquilibre des forces qui a été souligné par la juge.

Je ne dis pas que les médecins n’avaient pas droit à une défense.

Je dis que quand on y pense, ce processus est insensé, injuste. Ça, ce n’est pas humain.

Ça fait penser à l’avant no-fault, en assurance automobile. Le même genre de procès ruineux était la règle pour que les victimes d’accidents aient droit à quelque réparation.

Puis, un jour, on s’est dit : il doit bien y avoir une autre façon de régler ces litiges-là…

Il y a des voix dans le monde de la santé qui réclament une sorte de no-fault pour les erreurs médicales, pour sortir du système actuel qui ne peut que réjouir les avocats. L’erreur est humaine, même chez les médecins, mais ces procès ne le sont pas. Il est peut-être temps d’y voir.

Josiane a droit au mot de la fin : « Quand tu veux te battre contre des médecins, c’est l’œuvre d’une vie. »

Justement, il doit bien y avoir une autre façon de régler ces erreurs qu’en renvoyant des humains dos à dos, de les forcer à se battre en cour par avocats interposés.

Accidents médicaux

La Fédération des médecins spécialistes tire des leçons des accidents médicaux

Dans un geste inédit, la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) a demandé au Bureau du coroner, il y a trois ans, de lui transmettre tous les dossiers qui pointaient des comportements négligents ou fautifs de médecins dans des cas d’accidents médicaux sur plusieurs années. Un rapport confidentiel a été tiré de l’analyse d’une vingtaine de cas qui concernaient des médecins spécialistes et leurs équipes, et cela a mené à des formations offertes à l’ensemble des membres.

« Ça fait longtemps qu’on travaille avec les rapports des coroners pour évaluer le développement professionnel et les besoins non perçus. Quand il y a un accident, on essaie de voir : est-ce qu’il y a quelque chose qu’on n’a pas vu ? Est-ce qu’on a échappé quelque chose ? » explique la présidente de la FMSQ, Diane Francoeur. « On s’est servis des rapports du coroner pour faire de la formation. Qu’on soit coupables ou pas, il y a quand même quelqu’un qui est mort et qui n’aurait pas dû être mort. Il faut qu’on trouve des solutions, il faut qu’on retourne toutes les pierres pour que ça n’arrive plus quand on peut le prévenir. Notre objectif, ce n’est pas de dire : c’est pas de ma faute. »

C’est le docteur Sam Daniel, responsable du développement professionnel continu, qui a été chargé de ce mandat en 2016. Les rapports, qui allaient de 2010 à 2016, ont été examinés par un comité externe. 

« On voulait une analyse poussée pour analyser les besoins et établir des pistes d’action. Et sur la base de ces choses-là, on développe des formations très concrètes. »

— Le Dr Sam Daniel, responsable du développement professionnel continu à la FMSQ

Un exemple ? Les morts attribuables à l’hémorragie postopératoire dans les cas d’ablation d’amygdales chez les enfants. De nombreux décès sont survenus au cours des 20 dernières années, toujours suivis de rapports du coroner.

« Comme fédération, on a été beaucoup plus loin que de simplement dire aux médecins : il vaudrait mieux ne pas faire cela. On a invité des médecins, à l’international, pour voir ce qui se fait ailleurs. Dans un projet-pilote, on a introduit une toute nouvelle technologie chirurgicale, et ça prend maintenant place dans quatre centres hospitaliers », explique le Dr Daniel.

Des réactions à notre enquête

Les reportages de La Presse ont suscité de nombreuses réactions dans les milieux de soins. Nous avons aussi reçu des dizaines de courriels de familles qui ont perdu un proche dans des circonstances parfois nébuleuses dans les établissements de santé. Rappelons que notre enquête était tirée de la recension et de la compilation de 926 rapports rédigés par des coroners sur des cas d’accidents médicaux dans tout le réseau de la santé au Québec, et ce, au cours des 20 dernières années.

La Dre Francoeur dit avoir été contactée par plusieurs médecins le week-end dernier. « Les médecins qui m’ont contactée en fin de semaine m’ont tous dit : “On ne fait pas exprès pour faire des erreurs, on a tous l’air de gens qui sont négligents.” Et c’est ça qui est difficile pour les équipes.» 

« Dans le quotidien, que ce soit des médecins ou n’importe quel autre professionnel, personne ne se lève le matin pour nuire au patient. »

— La Dre Diane Francoeur, présidente de la FMSQ

À l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ), on a trouvé « déplorables et inquiétantes » les situations décrites dans La Presse. La situation est particulièrement préoccupante dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), déplore le président de l’Ordre, Luc Mathieu. « Dans les CHSLD, ce sont des clientèles très vulnérables. Les conditions d’exercice ont des impacts importants sur la qualité des soins. Il faut donner aux gens les moyens d’exercer leurs fonctions dans des contextes sécuritaires », dit-il.

Il souligne notamment la réalité des effectifs insuffisants, notés à de nombreuses reprises dans les rapports du coroner que nous avons consultés. Cela mène parfois à des ratios infirmières-patients « inadmissibles », tranche Luc Mathieu. « On a visité certains établissements, c’était inacceptable. Il n’y avait parfois pas d’infirmière sur place, alors que leur présence est requise 24 heures sur 24. Il y a des milieux qui ont du mal à offrir ça. »

Un nombre d’erreurs « extrêmement infime »

De son côté, la Fédération des médecins omnipraticiens a souligné que le nombre d’erreurs demeure « extrêmement infime » au Québec en proportion des soins donnés. « Mais une erreur en est évidemment une de trop », indique le porte-parole Jean-Pierre Dion, nous renvoyant au Collège des médecins.

Le Collège a préféré ne pas commenter le dossier. « Comme plusieurs accidents relèvent d’établissements qui semblent ne pas offrir des soins optimaux par manque d’effectifs, nous croyons que vous devriez également poser la question au ministère de la Santé et des Services sociaux », a déclaré la porte-parole du Collège, Annie-Claude Bélisle.

En point de presse, la ministre de la Santé, Danielle McCann, a plaidé que son gouvernement venait d’investir 200 millions de dollars pour embaucher du personnel dans les CHSLD et les hôpitaux. « On s’attend à ce qu’il y ait davantage d’embauche. »

Elle a également réitéré l’importance pour les établissements de déclarer les accidents médicaux. 

« Au moment où on s’aperçoit d’un problème dans un gros système comme celui de la santé, on met tout de suite des mesures correctives. Alors, c’est important de les déclarer. C’est ce que les établissements font de plus en plus. » 

— Danielle McCann, ministre de la Santé

Dans nos reportages, de nombreux experts, y compris au Bureau du coroner, déploraient que les accidents médicaux soient encore largement sous-déclarés.

La ministre s’est également engagée à « donner une attention particulière » à la région de l’Outaouais, qui fait mauvaise figure dans notre décompte : elle est la pire région, par rapport à la population, en matière d’accidents médicaux. « J’ai demandé un rapport sur les mesures actuelles qui sont prises au niveau du personnel. Et on va travailler beaucoup avec l’établissement. Nous suivons la situation de près. C’est sûr que l’on veut que ça s’améliore. »

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