Révisionnisme 101

En mars 2018, Michael J. Carley, professeur d’histoire à l’Université de Montréal, a expliqué « pourquoi le Canada défend le fascisme ukrainien » dans The Strategic Culture Foundation, une revue en ligne considérée comme l’un des « piliers de l’écosystème de désinformation et de propagande de la Russie » par le département d’État des États-Unis.

Ce serait le fruit d’une longue tradition canadienne de soutien au fascisme. Déjà, dans le Québec des années 1930, « l’opinion publique francophone, sous l’influence de l’Église catholique, espérait la victoire des fascistes et l’éradication du communisme », soulignait l’historien dans son texte (1).

Après 1945, le Canada aurait ouvert ses portes à des milliers de « fascistes ukrainiens et de collaborateurs nazis ». Leurs descendants auraient fait pression pour qu’Ottawa appuie le coup d’État fomenté par les États-Unis et l’Union européenne à Kyiv en 2014.

Et voilà comment Ottawa en serait venu à défendre les putschistes néonazis au pouvoir en Ukraine.

« Nous sommes maintenant arrivés à ce point où notre gouvernement soutient un régime violent et raciste à Kyiv, descendant direct de l’ennemi même contre lequel le Canada et ses alliés ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale », se désolait M. Carley dans son article.

Pour finir, ce constat : « Vraiment, nous vivons dans un monde dystopique où la réalité est renversée. Le fascisme est la démocratie ; la résistance au fascisme est du terrorisme. »

Il n’y a pas à dire, c’est le monde à l’envers. Dans la tête de ce prof, à tout le moins.

Spécialiste de la Russie, ancien directeur du département d’histoire, M. Carley donne deux cours, cet hiver, à l’Université de Montréal. L’un d’eux s’intitule : La politique étrangère de l’URSS et de la Russie (1917 à nos jours).

Si vous voulez mon avis, ça aurait aussi bien pu s’intituler Révisionnisme 101.

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Le 2 février, le Canada a sanctionné 16 entités « complices du colportage de la désinformation et de la propagande russes ». Parmi ces entités, The Strategic Culture Foundation (SCF).

Cette revue en ligne est « dirigée par le Service des renseignements extérieurs de la Russie et étroitement liée au ministère russe des Affaires étrangères », selon un rapport du département d’État américain daté d’août 2020 (2).

Je cite le rapport : la SCF « est un parfait exemple des tactiques employées de longue date par les Russes pour dissimuler l’implication directe de l’État dans les médias de désinformation et de propagande, et pour cultiver des voix locales qui servent de porteurs de messages. La SCF identifie d’obscurs penseurs marginaux et théoriciens du complot occidentaux et offre à leurs perspectives anti-occidentales et anti-américaines, habituellement virulentes, un vaste forum international pour s’exprimer ».

Michael J. Carley a publié 59 articles dans cette revue en ligne. Dans son plan de cours, il en propose cinq à lire à ses étudiants.

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Au début de la guerre en Ukraine, Michael J. Carley avait fait parler de lui en tenant des propos incendiaires sur Twitter. « Le Donbass et Marioupol sont en train d’être nettoyés des nazis ukrainiens », s’était-il réjoui. « La Russie est en train de gagner la guerre contre les fascistes en Ukraine. »

Des collègues avaient exprimé leur malaise à Radio-Canada (3). Des étudiants avaient signé une pétition pour que l’Université de Montréal sévisse contre le professeur.

L’Université avait alors rappelé que « M. Carley jouit de la liberté d’expression comme tout autre citoyen » et que le prof, alors en sabbatique, « peut exprimer son opinion sur les réseaux sociaux, bien que celle-ci détonne avec les propos d’autres experts sur le sujet ».

En effet, s’il fallait sanctionner tous les profs qui écrivent des conneries sur Twitter, on ne serait pas sortis de l’auberge…

Mais là, il s’agit de ce qui est enseigné en classe. Il s’agit de la propagande dont ce prof nourrit ses étudiants, en les dirigeant vers d’obscurs sites complotistes ou contrôlés par le Kremlin.

Là, on touche au cœur de la liberté d’enseignement.

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Michael J. Carley a réagi au reportage de Radio-Canada en invoquant cette liberté, disant espérer que son « institution puisse éviter les écueils ayant conduit au fiasco survenu à l’Université d’Ottawa en 2020 ».

Là-dessus, M. Carley n’a rien à craindre. « La liberté académique n’est pas à géométrie variable selon qu’on aime ou pas le contenu des propos d’une personne qui enseigne dans un de nos cours », me dit le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras, qui n’a aucune intention de sanctionner le professeur.

« La liberté académique, estime-t-il, doit faire en sorte que la direction ou quiconque ne puisse pas intervenir pour tenter de réduire au silence un prof qui mettrait de l’avant des idées, des lectures ou des sources contestables ou controversées. »

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Parlant de sources contestables… Voici des « sites internet utiles » proposés dans le plan de cours du professeur Carley : Sputnik, le Réseau Voltaire, le Blog de Jacques Sapir et Moon of Alabama.

Sputnik : une chaîne d’État russe qui verse dans la désinformation, interdite au Canada et dans l’Union européenne depuis le début de la guerre en Ukraine.

Le Réseau Voltaire : un site qui diffuse des théories du complot en tous genres depuis les attentats du 11 septembre 2001 – fomentés, comme chacun le sait, par le complexe militaro-industriel américain.

Le Blog de Jacques Sapir : le carnet d’un économiste gravitant dans la Poutinosphère française, suspendu par la plateforme qui l’hébergeait en raison de textes « déconnectés du contexte académique et scientifique ».

Moon of Alabama : un obscur site web qui accuse les médias traditionnels de propagande.

J’aurais aimé demander à M. Carley en quoi tous ces sites pouvaient bien alimenter la réflexion de ses étudiants, mais il a décliné ma demande d’entrevue.

« Il n’y a aucune rigueur scientifique » dans sa démarche, s’indigne Katia Sviderskaya, étudiante d’origine ukrainienne qui s’est inscrite à l’un de ses cours en 2020. Elle raconte qu’un camarade de classe a complètement changé sa perception de l’Ukraine après avoir suivi le cours. « Il a commencé à me traiter de nazie… »

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Michael J. Carley jouit de la liberté d’expression et de la liberté d’enseignement. Il a la chance d’habiter un pays qui défend ces libertés, contrairement à la Russie dont il se fait le porte-voix enthousiaste.

Là-bas, faut-il le rappeler, on emprisonne les profs et les journalistes au premier signe de dissidence…

Cette chronique n’est pas un appel aux sanctions. Je ne crois pas à la censure. Seulement, j’invoque ma propre liberté d’expression pour affirmer ceci : ce que prêche ce prof est honteux. Ça aussi, il faut que ça soit dit.

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