Avortements de troisième trimestre

Des services « désorganisés » et « discriminatoires »

Des médecins « stigmatisés, voire intimidés ». Des femmes refusées par des hôpitaux. D’autres qui sont « contraintes de poursuivre la grossesse », faute d’accès. Un rapport confidentiel commandé par le Collège des médecins révèle le climat dans lequel sont pratiqués des avortements de troisième trimestre au Québec.

Le Groupe de travail en éthique clinique du Collège de médecins du Québec (CMQ), auteur du rapport obtenu par La Presse, dénonce sévèrement l’état actuel des services, qu’il qualifie de « désorganisés », « discriminatoires » et « inacceptables ». Au Canada, l’interruption de grossesse est légale, sans condition, et quel que soit le moment de la grossesse, rappellent ses auteurs. Ils suggèrent la mise sur pied d’un centre spécialisé qui aurait le mandat de procéder dans un seul et même lieu aux avortements de troisième trimestre pour la province. 

Omerta

Le terme officiel est « interruption volontaire de grossesse tardive ». Il renvoie à des avortements effectués après 23 semaines de gestation. Et jusque dans les couloirs des hôpitaux, c’est controversé.

Au Québec, quelques poignées de femmes en font la demande chaque année. Parfois, elles ignoraient jusqu’alors qu’elles étaient enceintes, d’autres vivent des « situations sociales difficiles, voire tragiques », explique le document. « Plus récemment sont apparues des demandes consécutives à une infection par le virus Zika et des demandes d’avortement sélectif. Des raisons d’ordre culturel peuvent aussi être en cause. » Le rapport fait aussi état de problèmes de santé maternelle et d’anomalies fœtales graves.

Signe du climat qui règne à ce sujet dans le réseau de la santé, le Collège des médecins, commanditaire du rapport, a refusé de le commenter pour ne pas « mettre en péril la sécurité des femmes et des soignants » et ne « pas ouvrir un débat sur cette délicate question ».

Même réponse à la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). 

« Nous ne commenterons pas ce dossier tant qu’il y aura des médecins qui feront l’objet de menaces de mort. Nous devons les protéger pour garantir l’offre de soins pour les femmes. »

— La Dre Diane Francoeur, présidente de la FMSQ

Des médecins qui travaillent et militent dans le domaine ont aussi décliné nos demandes d’entrevue.

Une intervenante du milieu qui a requis l’anonymat nous a raconté que des professionnels qui pratiquent ce type d’avortement se font traiter de « baby killers » par des collègues. À cela s’ajoutent des menaces de militants antiavortement. Une professionnelle de la santé qui a elle aussi voulu taire son nom indique que les enjeux de sécurité causent « énormément de préoccupations » pour les équipes.

« C’est encore très tabou, note Patricia LaRue, directrice du Centre de santé des femmes de l’Outaouais. Même ceux qui font des avortements de premier trimestre sont encore victimes de discrimination dans leur milieu. On leur dit : “On sait bien, toi, tu tues des bébés”. »

Les médecins qui acceptent de pratiquer des avortements de troisième trimestre travaillent dans un tel secret que même Mme LaRue, qui baigne pourtant dans le milieu, ne connaît pas leur identité. 

« Ces noms-là ne circulent pas. »

— Patricia LaRue, directrice du Centre de santé des femmes de l’Outaouais

Le Groupe de travail en éthique clinique du CMQ est conscient du malaise. « L’interruption de grossesse soulève des enjeux moraux tels qu’ils cristallisent le débat, pro-vie contre pro-choix. L’interruption de grossesse tardive, qui concerne le devenir d’un fœtus plus proche du terme de la grossesse, exacerbe les arguments pro-vie et rend la décision de procéder plus difficile à prendre, tant pour la femme concernée que pour les soignants », écrit-il.

« Que ce soit pour la femme enceinte, le couple ou les soignants, le fait de mettre fin à la vie d’un foetus capable de survivre à une interruption de grossesse est source de souffrance. »

C’est dans ce contexte que le groupe s’est penché sur le sujet. Ses constats sont tranchants.

« Vendre sa salade »

Chaque année, entre 10 et 25 femmes sont envoyées par l’État aux États-Unis pour y subir un avortement après 23 semaines de gestation parce que personne ici ne veut procéder à l’intervention. Une pratique « inacceptable », tranche le rapport, qui coûte entre 10 000 $ et 15 000 $ chaque fois, selon l’âge du fœtus. Ces ententes avec des cliniques américaines sont relativement connues du grand public. En mai, La Presse avait révélé que Québec songeait à rapatrier les services au Québec.

Ce que révèle le document du CMQ, c’est que de tels avortements sont déjà pratiqués ici, de manière exceptionnelle et discrète, dans des cas où les femmes ne peuvent ou ne veulent pas aller aux États-Unis.

Un seul centre hospitalier dans la province, dont nous ne publions pas le nom pour des raisons de sécurité, détient une entente de service officielle pour ce type de soin. 

Il accepte les femmes selon des critères précis : problème de santé mentale, dépendance aux drogues ou à l’alcool et « problèmes psychosociaux complexes ».

Celles qui n’entrent dans aucune de ces cases et qui ne peuvent pas obtenir de passeport doivent trouver et convaincre un médecin quelque part au Québec qui, lui, tentera ensuite d’obtenir l’autorisation de l’établissement où il pratique et une équipe ouverte au fait de l’assister dans l’intervention, note le rapport. Sinon, elles seront « souvent contraintes de poursuivre la grossesse ».

« Au Québec, il y a consensus pour le premier trimestre, mais quand on parle du deuxième et du troisième trimestre, ça devient une zone d’inconfort, raconte une professionnelle de la santé. Les gens disent que ça n’a pas de bon sens d’avorter à ce stade. Mais ils ne connaissent pas les histoires de ces femmes. Un bon exemple, c’est la violence conjugale. Une histoire d’amour qui commence avec une grossesse désirée. La jalousie s’installe, puis la violence. Pour la femme, l’avortement est une décision d’amour qui lui arrache le cœur. Elle ne veut pas mettre un enfant au monde dans la violence et elle veut se détacher de son agresseur. »

À titre de directrice du Centre de santé des femmes de l’Outaouais, il arrive à Patricia LaRue d’avoir à diriger des femmes pour un avortement tardif. « C’est très compliqué. Il y en a qui ont un casier judiciaire, d’autres qui sont sans domicile fixe ou qui proviennent de certaines communautés culturelles pour qui c’est presque impossible de voyager et qui finissent par poursuivre leur grossesse même si ce n’est pas désiré. »

Pour convaincre un médecin d’effectuer une telle intervention, indique Mme LaRue, « il faut faire du lobbying comme si on avait affaire à un comité thérapeutique des années 80. Quand il y a une malformation fœtale très importante, c’est plus facile, mais sinon, c’est quasiment impossible ». 

La Dre Geneviève Bois travaille au Centre de santé des femmes de Montréal. Elle raconte une réalité semblable. « Après 24 semaines, il faut que tu fasses des démarches, que tu t’expliques, il faut mériter une procédure difficile d’accès. Pourquoi l’accès d’une femme à un avortement serait déterminé par sa capacité à vendre sa salade, à raconter une histoire assez triste ? Tout le monde n’a pas les mêmes aptitudes à exprimer sa pensée et ses raisons. »

Cette réalité est sévèrement décriée. « Il est inacceptable que des centres hospitaliers imposent des critères limitant leur accès après 23 semaines de grossesse. Un centre hospitalier se devrait d’accueillir toutes les femmes enceintes qui subissent une mort in utero, quel que soit le terme de la grossesse et quelle qu’en soit la raison », tranchent les éthiciens du Collège des médecins.

Objection de conscience

Il n’est pas question ici de forcer des professionnels de la santé à pratiquer des avortements. Comme dans le cas de l’aide médicale à mourir, le Groupe de travail en éthique clinique reconnaît le droit d’émettre une objection de conscience « dans le respect non seulement des valeurs et des volontés de la femme, mais aussi de ses responsabilités professionnelles de clinicien », à la condition de diriger la patiente vers un collègue.

« L’enjeu n’est pas d’apporter une réponse purement technique à la demande de la femme enceinte, mais de lui prodiguer les meilleurs soins possible », lit-on. 

« Les limites des médecins doivent être respectées, comme celles des équipes de soins. » Mais « une objection institutionnelle n’est pas permise ».

Au cabinet de la ministre de la Santé Danielle McCann, on est clair. « On veut protéger le droit des femmes à l’avortement. C’est à elles de décider de ce qu’elles font avec leur corps, que ce soit au troisième, au deuxième ou au premier trimestre, a dit l’attaché de presse de Mme McCann, Alexandre Lahaie. On comprend que l’avortement de troisième trimestre, c’est très délicat. C’est un enjeu sur lequel on se penche avec respect et précautions. On ne peut pas forcer les médecins à pratiquer des avortements. »

Le Ministère, dit-il, mène toujours des travaux pour rapatrier les services qui sont offerts aux États-Unis. Des discussions en ce sens sont notamment en cours avec un hôpital montréalais. « On est conscients que les centres hospitaliers qui en font en ce moment sont limités et ont des critères précis. »

La loi

Les dispositions du Code criminel sur l’avortement ont été jugées inconstitutionnelles en 1988 par la Cour suprême du Canada dans le désormais célèbre arrêt R. c. Morgentaler.

Depuis, aucune loi n’encadre la pratique de l’avortement.

Au Canada, l’avortement est légal, quel que soit l’âge gestationnel. Il est financé par l’État comme une procédure médicale en vertu de la Loi canadienne sur la santé.

Au Québec, l’avortement est encadré, comme tout autre acte médical, par la Loi sur la santé et les services sociaux, l’assurance maladie et les normes cliniques des ordres professionnels.

Plus un crime depuis 1988

En 1969, le Code criminel a été amendé pour ouvrir l’avortement aux femmes enceintes qui obtiendraient l’accord d’un comité sur l’avortement thérapeutique. Ce comité était composé de médecins chargés d’évaluer si la santé ou la vie de la femme étaient en danger. Jusqu’en 1988, dans toutes les autres situations, l’avortement était un crime.

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