Le monde est malheureux

Pour faire une histoire courte, un inspecteur municipal m’a écrit au printemps dernier. Je venais de pondre une chronique sur un Gatinois qui avait reçu la visite de la police pour des propos menaçants tenus sur Facebook.

La chronique s’intitulait « La colère ordinaire »1.

Il m’avait écrit pour me raconter son quotidien à côtoyer cette colère ordinaire des citoyens de sa ville, auxquels il doit donner des permis… ce qui implique d’en refuser.

Et de donner des tickets, des fois…

« C’est toujours un peu surprenant de voir une jeune maman débarquer au bureau pour t’envoyer chier parce que tu lui demandes de réparer la porte de la clôture qui entoure sa piscine et qui est défectueuse. Surtout quand elle t’envoie chier avec son bébé dans les bras… »

Autre anecdote : l’inspecteur avise un citoyen que ses escaliers ne sont pas conformes. Une affaire de revêtement. Une banale affaire de revêtement…

Eh bien, le citoyen a passé des jours (selon ses propres dires) à arpenter les rues de la ville et à photographier les escaliers de citoyens qu’il jugeait non conformes. Puis, il est débarqué à la Ville avec ses pièces à conviction en demandant, rageur : « PIS EUX AUTRES ? »

Ok, monsieur l’inspecteur municipal, je veux te rencontrer, ai-je répondu…

Je me suis dit : il y a peut-être un bonne chronique à faire avec ce gars-là, « La colère ordinaire, la suite »…

Nous sommes allés déjeuner, tout récemment, après des mois à jouer la tague-rendez-vous. Martin est un gars bien ordinaire, fin vingtaine, t-shirt de geek, lunettes.

Il m’a raconté des anecdotes à faire désespérer du genre humain. Des chicanes de voisins qui dérapent. Des menaces de lui envoyer des claques sur la yeule, à lui.

Des gens dans le tort le plus complet mais qui explosent parce qu’ils ne comprennent pas que ça leur prend un permis pour la faire refaire, oui, oui, même si l’entrepreneur arrive demain, fallait le demander il y a un mois…

Et ce type qui n’a pas installé de clôture autour de sa piscine et qui lui dit : « M’en crisse. J’ai pas d’enfants. S’ils veulent pas se noyer, qu’y viennent pas sur mon terrain… »

— Pourquoi le monde est comme ça, Martin ?

Je m’attendais à une réponse sur le banlieusard qui est un loup pour le banlieusard, je m’attendais à ce qu’il me dise que le monde est fou, partout, c’est tout…

Sauf que non : 

— Le monde est malheureux.

— Hum, ok…

— Pas sûr que les gens soient heureux, honnêtement. Pas la majorité, en tout cas.

Monsieur l’inspecteur municipal entre chez vous, il marche sur des œufs parce qu’il sait que vous n’aimez pas vous faire dire que votre toiture doit être réparée, que le gazon doit être coupé, que vous ne pouvez pas peindre votre porte – et les auvents – en rose…

Et il voit vos vies.

Il entre dans votre maison immense, que dis-je, dans votre château à tourelles qui fait de si belles photos sur Instagram… Mais lui, il voit ce qui n’est pas dans votre fil de photos, il voit que votre ensemble de cuisine est un kit de patio en résine de synthèse. Il voit que vous n’avez pas encore installé de gazon, un an après avoir emménagé…

« Le monde est pris à la gorge. Les gens vivent au-dessus de leurs moyens. Il y a ça. Ça, ça rend malheureux. C’est une pression. Alors quand je te dis que tu dois réparer le loquet de ta clôture, la clôture qui entoure ta piscine, c’est juste 20 $… Mais c’est une goutte de plus par-dessus tous tes problèmes… Juste 20 $, mais pour elle, pour la mère dont je te parlais, celle qui m’a injurié avec son bébé dans les bras, c’était un 20 $ qui s’ajoutait à plein de problèmes, j’imagine… »

Alors il y a ça : le fric. L’aliénation du fric. Et ce qui vient avec la course au fric : le manque de temps parce qu’il faut faire du fric. Deux salaires, une vie loin d’où on gagne ces salaires, le bouchon sur l’A15 (ou l’A40), aller-retour…

Et il y a cette perte de contrôle que, bien souvent, les gens ressentent face à leur existence. À longueur de jour, me dit l’inspecteur, les gens se font dire quoi faire…

« Pis moi, je débarque chez eux, là où ils ne se font pas dire quoi faire, et je leur dis quoi faire… »

Et il y a le travail, le tiers de la vie des gens, la moitié de leur vie éveillée.

« Moi, j’aime ma job, dit-il. Mais la majorité des gens, aiment-ils leur job ? Non. C’est long longtemps, 35 ans à détester faire ce que tu fais. »

« Prends mon père. Il travaillait dans une usine. Il haïssait sa job. Ses collègues haïssaient leur job. Mais c’était super bien payé, de bonnes conditions. Mais le travail était dur, monotone. Ils appelaient ça l’asile, entre eux… »

Il était au party de retraite de son père, qui quittait enfin l’asile. Ses compagnons y étaient. Martin s’est mis à jaser avec l’un d’eux, un de ces prisonniers de la cage dorée des cinq semaines de vacances par année et des heures supplémentaires infinies. Le gars lui a dit : 

— T’as pas de maison ?

— Euh, non.

— Quand tu vas en avoir une, lui a-t-il répondu, sentencieux, c’est là que tu vas savoir que tu as réussi ta vie…

Il me raconte la conversation, encore éberlué. Il est en appart, tout près du resto où on se rencontre : « T’as beaucoup de gens pour qui… pour qui leurs objets, leur maison, c’est tout ce qu’ils ont. Alors habiter en appart, pour eux, c’est un échec. »

Une amie lui a jadis professé la même chose en parlant de « réussir » sa vie, jadis, naguère, en sortant de l’université. Il faut trois choses, lui avait-elle expliqué : « Une maison, des enfants, une bonne job. »

Des années plus tard, me dit Martin, la fille a tout ça. Une maison, des enfants, une bonne job, « bonne » dans le sens de « payante »…

— Et ?

— Et elle est malheureuse. Je le sais parce qu’elle me l’a dit.

Son amie a commencé à boire de plus en plus, disons que c’est « jeudredi » de plus en plus souvent.

La doc lui a prescrit des pilules.

***

J’écoutais Martin et j’entendais l’écho du narrateur d’un roman que j’ai lu l’été dernier, Les choses (Une histoire des années 1960), de Georges Perec 2.

Le narrateur décrit la vie de deux jeunes diplômés qui font leurs premiers pas dans la société de consommation. Leur goût des belles choses, leur goût des choses tout court… Ce goût des choses qui en faisait silencieusement des esclaves.

« L’ennemi était invisible. Ou plutôt, il était en eux, il les avait pourris, gangrénés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce. De petits êtres dociles, les fidèles reflets d’un monde qui les narguait. Ils étaient enfoncés jusqu’au cou dans un gâteau dont ils n’auraient jamais que les miettes. »

Perec décrit le couple sans jamais lui laisser la parole, un peu à la façon d’un documentaire animalier en immersion totale.

Et ces mots, qui auraient pu être écrits par Martin en 2018 : « L’immensité de leurs désirs les paralysait. »

Perec les a décrits, ces désirs, en 1965.

***

Je dis à monsieur l’inspecteur municipal que c’est intéressant comme concept, celui de la colère qui flotte là, juste sous la surface, et qui n’attend qu’un prétexte pour exploser…

— Alors qu’au fond, lui dis-je, le problème, c’est le bonheur…

— C’est l’élément central, m’a répondu Martin. Tout le problème est là. Mais je ne suis pas sociologue, je suis juste un gars qui donne des permis.

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