Et ils eurent beaucoup d’enfants

Les jumeaux américains Alex et Leo ont engendré des dizaines d’enfants, dont certains au Québec, grâce aux dons de sperme faits pendant leurs études. La mort accidentelle d’Alex a fait naître des liens surprenants entre la mère des jumeaux et certains de ses nombreux petits-enfants. UN DOSSIER DE FANNY LÉVESQUE

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« La maman des messieurs gentils »

« On voulait que nos enfants aient un lien spécial entre eux. On tenait à ça. »

Maryline Thibault et Véronique Grenier ne pouvaient pas mieux tomber. Noah et Romy sont encore petits, mais leur histoire est déjà grande.

L’aîné vient tout juste d’avoir 5 ans. Il est né d’un donneur anonyme. « On ne savait rien et on était à l’aise avec ça. On ne connaîtrait jamais son identité », relate Maryline.

Le couple de Baie-Comeau sur la Côte-Nord a eu recours au régime public québécois de procréation assistée. À l’époque, Québec remboursait uniquement les paillettes de sperme de donneurs anonymes. Mais quand est venu le temps d’agrandir la famille, les règles provinciales avaient changé, avec la fin de la gratuité complète en 2015.

L’insémination artificielle est demeurée assurée, mais les parents doivent maintenant débourser pour l’achat du sperme. « Nous voulions le même donneur pour Romy », explique Maryline. Le couple a alors pu obtenir, par l’entremise de leur clinique de fertilité, le nom de la banque de sperme d’où provenait le donneur de Noah ainsi que son numéro.

« C’est tout ce qu’on avait », lance-t-elle.

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À des milliers de kilomètres de là, au sud, Victoria M*. venait de porter à son dernier repos son fils Alex, mort tragiquement dans un accident de plongée sous-marine à l’âge de 24 ans. Pour payer ses études en génie, il avait, pendant quelques années, été donneur de sperme. Son frère, Leo, avait fait de même. Ils étaient jumeaux.

« C’était leur monde, leur histoire. Nous n’aurions jamais pensé être une partie de cette aventure ni être impliqués. Jamais, jamais », a confié Victoria à La Presse depuis la Floride, où elle habite. Alors qu’elle traversait le deuil difficile de la perte de l’un de ses fils, la vie, dit-elle, lui a offert un « cadeau inestimable ».

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Au printemps 2017, depuis le Québec, Véronique Grenier fait donc un appel à la banque de sperme américaine d’où provenait le donneur qui avait engendré Noah. « C’est là qu’on nous a dit que notre donneur était décédé », raconte Maryline. « Nous étions désolés. Mais c’est aussi là qu’ils nous ont dit qu’il avait un vrai jumeau, lui aussi donneur ! »

Le choix du couple a été rapide. Les deux femmes ont acheté un échantillon du frère survivant. Sauf que leur curiosité venait d’être piquée. Aux États-Unis, contrairement au Québec, les fiches de donneurs regorgent de détails, non seulement sur leur apparence physique, mais aussi sur leurs intérêts, leur scolarité, leur parenté. Même l’année de naissance peut être connue.

Le profil du frère du donneur de Noah était d’ailleurs « ouvert », c’est-à-dire qu’il acceptait que son identité soit révélée, à la demande, lorsque les enfants engendrés par son don atteindraient la majorité. Sa fiche était donc aussi plus détaillée. « On pouvait voir des photos, ce qu’il avait fait comme études et même quels prix il avait remportés », énumère-t-elle.

« Il fallait que je sache »

C’était tout à coup plus fort qu’elles, Maryline et Véronique ont voulu en apprendre plus sur leurs donneurs. La mort précipitée de l’un d’entre eux a facilité les recherches. Le couple a pu recouper les informations disponibles sur les deux profils. « J’ai fouillé pendant deux semaines sur Google, Facebook », admet Maryline. « Il fallait que je sache. »

« Ton garçon, tu le vois tous les jours. Je voulais savoir d’où il venait. »

— Maryline Thibault

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Après le décès d’Alex, à l’aube de 2017, Victoria M. a tenu à rédiger un message pour éclaircir les circonstances de la mort de son fils. La banque de sperme américaine a accepté, assure-t-elle, de le publier sur un groupe anonyme et exclusif où les parents ayant eu recours aux services de l’entreprise peuvent échanger, une fois les enfants nés.

« Je voulais qu’on sache que c’était accidentel […] Je sais que mes fils, quand ils étaient plus jeunes, ils faisaient ça pour l’argent, mais en vieillissant, Alex et Leo ont gagné en maturité. Je sais qu’ils ressentaient une responsabilité morale envers ces familles. Ils sentaient qu’ils avaient besoin de répondre à leurs questions », a-t-elle affirmé.

Et puis, les mois ont passé.

En mai 2017, Victoria M. a reçu un message via Facebook. C’était une famille dont l’enfant était né un mois avant la mort d’Alex. Avec les informations publiées sur le site privé, elle avait pu retrouver l’avis de décès. « J’ai pleuré », raconte-t-elle. « C’était très émotif. Cette famille nous offrait de connaître leur fils pour nous aider à faire notre deuil, pour nous guérir. »

« Une fois qu’ils avaient trouvé le nom d’Alex, ils nous avaient trouvés. »

— Victoria M.

« Ces jeunes mères savent se servir de l’internet », rigole-t-elle. Au fil des semaines, sa boîte de messagerie s’est remplie de messages de dizaines de familles – au moins une trentaine, estime-t-elle – et de photos d’enfants. « Elles m’offraient leurs condoléances, elles me remerciaient pour ce que mon fils leur avait permis de vivre. »

Et est venu celui de Maryline.

« Un moment donné, j’ai trouvé la page Facebook d’Alex », se souvient Maryline Thibault. « C’était un choc. Je regardais cet homme-là, et c’était mon garçon tout craché. C’était immense comme émotion. Les intérêts de Noah et les siens, je comprenais mieux. C’était révélateur au boutte. J’ai encore des frissons quand j’en parle », poursuit-elle.

Maryline et Véronique n’avaient pas eu accès au message de Victoria puisqu’elles avaient reçu le don d’Alex par l’entremise du régime public québécois, sauf qu’elles avaient les fiches des deux donneurs. « C’était des essais et erreurs. Des vrais jumeaux, deux ingénieurs, très réputés, à la même école… Un moment donné, je suis tombée sur eux », explique Maryline.

Comme les autres familles, Maryline et Véronique ont été touchées par le deuil prématuré que vivaient Victoria et ses proches. « Je trouvais ça terrible, qu’elle ait perdu son fils, mais il ressemblait tellement à Noah. Je me sentais émotive pour elle. Je lui ai juste offert de lui envoyer une photo de mon garçon », raconte-t-elle.

« J’ai ma propre famille »

Au printemps dernier, Romy est née. Son donneur est Leo.

Maryline et Véronique échangent de temps à autre des photos avec Victoria. « L’autre fois, elle était à la pêche avec Leo et elle m’a envoyé une photo en me disant de montrer ça à Noah. Ce n’est pas plus que ça et c’est tellement parfait comme ça », explique Maryline.

La relation est très respectueuse, assure-t-elle. « Des fois, aux fêtes, Victoria envoie des petits cadeaux aux enfants. Noah commence à poser des questions… Alors, on lui explique que ça vient de “la maman des messieurs gentils” qui nous ont aidées à avoir une famille. Il sait que cette madame-là pense à nous. C’est ce qu’elle veut, Victoria, rien de plus. »

Victoria M. estime avoir été jointe par au moins une trentaine de familles différentes. Elles viennent de partout aux États-Unis, du Canada et même de l’Australie. Selon elle, ses fils ont pu engendrer environ une centaine d’enfants. « J’ai perdu le compte », dit-elle. « Je ne pense pas à ça, j’ai ma propre famille dont je dois m’occuper, je travaille, j’ai une vie remplie. »

À l’ère des réseaux sociaux, de plus en plus de nouveaux parents tentent de retrouver leur donneur à partir des informations fournies sur leur fiche. En cours de recherches, Maryline est d’ailleurs tombée sur un groupe Facebook avec le numéro de donneur associé à Leo. De fil en aiguille, ce groupe a été élargi aux familles des jumeaux.

La Presse a pu y avoir accès et a dénombré au moins une trentaine d’enfants. Quelques familles sont établies au Québec, d’autres aussi loin qu’en Angleterre. Les nouvelles mamans échangent photos et conseils. Plusieurs ont déjà établi le contact avec Victoria. Les membres du groupe savent par ailleurs que sa famille est « ouverte » aux communications.

« Ce n’est pas compliqué parce que ça n’a rien à voir avec moi », explique Victoria. « Je ne fais pas de recherche, ce n’est pas ma responsabilité. C’est aux parents de décider s’ils veulent être en contact avec moi ou non. S’ils le font, je suis ravie, et s’ils ne le font pas, je les aime quand même. Quand ça se produit, j’accueille ça comme un cadeau. »

Tous d’accord

Le clan de Victoria a eu de longues discussions avant d’ouvrir grand la porte à tous ces nouveaux parents et leurs enfants. Leo, maintenant âgé de 26 ans, entretient aussi des liens avec certaines familles. Le jeune homme n’en revient pas encore que lui et son frère aient pu aider autant de personnes à travers la planète à fonder leur famille.

« C’est incroyable », a-t-il confié à La Presse. « La mort d’Alex, combinée à la découverte de ces familles, m’a donné un point de vue unique sur la vie. Je n’aurais jamais pensé que tout ça arriverait. » Leo n’est pas en communication avec Véronique et Maryline, mais il porte une attention toute spéciale à Noah et Romy, a-t-il exprimé.

C’est que le couple de la Côte-Nord est le seul connu de la famille américaine à avoir un enfant né de chacun des jumeaux. « Je souhaite à ces enfants d’avoir une belle relation comme celle qu’Alex et moi nous avions. » Au fil des ans, Victoria M. et ses proches ont noué des relations plus serrées avec certaines familles.

« Il y a des parents qui m’envoient des photos une fois par année et d’autres, tous les jours. Ça dépend de chacun. Certaines familles sont même venues nous visiter », relate-t-elle.

« C’est une connexion, voilà tout. Ça nous a aidés à guérir du deuil d’Alex. Nous serons toujours là pour ces enfants, pour leur donner des réponses. »

— Victoria M.

Et de leur côté, Véronique et Maryline aiment bien les choses comme elles sont. « C’est surtout pour les enfants. Si un jour mon garçon a envie d’en savoir plus, eh bien, il va pouvoir prendre le téléphone et le faire. Je sais qu’il va être bien reçu. Si nos enfants ont le goût de faire ces choix-là, ils vont pouvoir les faire », résume Maryline.

« C’est tellement une belle histoire pour Noah et Romy. »

Une histoire loin de l’ordinaire qu’elles ont déjà hâte de leur raconter.

* Le nom de famille demeure confidentiel à la demande de l’intervenante.

Don de sperme et anonymat

un nombre de dons illimté ?

Il n’y a pas de réglementation au Canada en ce qui a trait au nombre de dons qu’un même donneur peut faire ni sur le nombre d’enfants qu’un donneur peut engendrer. Toutefois, la grande majorité des cliniques de fertilité canadiennes appliquent les directives de l’American Society of Reproductive Medicine, qui limite un donneur à 25 enfants par 800 000 personnes dans une région donnée. À la clinique québécoise OVO, par exemple, on impose une limite de 10 fratries par région.

Il n’y a pas non plus de lois qui régissent le nombre maximum de naissances par donneur aux États-Unis. La banque américaine avec laquelle les jumeaux de Victoria M. ont fait affaire a choisi d’imposer une limite de 60 familles par donneur. On parle donc davantage de fratries que de naissances uniques. C’est-à-dire que même si le donneur a atteint sa limite, une fratrie peut continuer de s’agrandir. Les couples doivent par ailleurs signaler les naissances.

Anonymat ou pas ?

La loi fédérale encadrant le don de sperme n’exige pas que les donneurs soient anonymes. Il est cependant interdit d’acheter du sperme d’un donneur agissant en son nom. Au Québec, à l’époque de la couverture complète du programme de procréation assistée, seules les paillettes de sperme de donneurs anonymes étaient remboursées.

Depuis la modification du régime public québécois, les couples doivent payer leur échantillon de sperme. Ils peuvent donc se procurer l’échantillon d’un donneur « ouvert », par exemple s’ils se tournent vers les États-Unis. Des banques canadiennes importatrices de sperme offrent aussi cette option.

Les cliniques québécoises de fertilité disposent également d’une banque de sperme interne. Chez OVO notamment, la banque de sperme est composée exclusivement de donneurs anonymes pour protéger les candidats puisque la distribution est totalement locale. Les banques de sperme doivent respecter les standards de Santé Canada. Il en est de même pour les échantillons importés au pays.

Depuis 2004, Ottawa a rendu illégale toute rémunération aux donneurs de sperme, ce qui a forcé plusieurs banques à se tourner vers les États-Unis. La loi fédérale sur la procréation assistée fait actuellement l’objet d’une révision. 

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