Chronique

La peur de l’Autre :  la méthode Couillard

Je ne suis pas un identitaire. J’ai cent fois dit dans cette chronique mon peu d’envie de faire la crise du bacon devant le hijab, la chasse au burkini ou la suspension ponctuelle d’un règlement de parking autour des synagogues. Entre autres exemples.

J’ai cent fois dit, ici et ailleurs, tout le mal que je pensais de la charte des valeurs, une solution en quête d’un (réel) problème, selon moi.

L’éducatrice qui portait un hijab à la garderie de mon fils ?

Dans mon souvenir, elle était douce et avenante. Dans le souvenir de mon fils : elle est inexistante, il ne s’en souvient plus, comme il a oublié bien des pans de sa vie de ti-cul de 4 ans. L’avoir côtoyée ne lui a pas donné envie de se convertir à l’islam. Si c’est le cas, il le cache bien, les babines pleines de sauce de côtes levées.

Le juif hassidique qui veut qu’un homme supervise son examen de conduite à la SAAQ ?

On n’a qu’à lui dire ceci : « Prenez un numéro, Monsieur, et retournez dans la salle d’attente : vous allez finir par tomber sur un homme. » Il n’y a pas lieu d’en faire une affaire d’État.

J’ai depuis longtemps accepté que dans ma société, je suis en marge. Mais le fait est que plusieurs de mes compatriotes sont réfractaires à ce qu’ils perçoivent comme un retour du religieux dans l’espace public.

Cette réticence peut être difficile à comprendre au Canada anglais, où le multiculturalisme est non seulement une philosophie d’État, mais encore une des composantes de l’identité canadienne moderne. Au Canada anglais, ils n’ont probablement pas de grands-mères qui peuvent témoigner de l’époque où leurs mères se faisaient dire par les curés de fabriquer des enfants comme si demain n’existait pas…

En ce sens, sur le multiculturalisme, je veux dire, je suis peut-être plus torontois que québécois. Je n’y vois pas de grand problème : je trouve que ça marche bien, le vivre-ensemble canadien-anglais, à tout prendre. Sacrément plus que le vivre-ensemble français, par exemple, cet Hexagone si souvent cité comme un fabuleux modèle de société par ceux qui font la crise du bacon sur les enjeux identitaires. C’est drôle, on cherche encore les explosives banlieues parisiennes autour de Toronto. Et de Montréal…

Ayant dit tout cela, je devrais applaudir la position du premier ministre du Québec sur les enjeux identitaires. Je devrais être content que Philippe Couillard piétine une fois pour toutes une des pièces maîtresses du rapport Bouchard-Taylor, soit l’interdiction du port de signes religieux pour les agents de l’État dotés d’un pouvoir de coercition : policiers, juges et gardiens de prison.

Et pourtant, non.

Je suis furieux. M. Couillard entretient ce vide d’où naîtra la prochaine crise identitaire. Il joue avec la paix sociale.

***

Le fait est que plusieurs de mes compatriotes, écrivais-je plus haut, sont réfractaires à ce qu’ils perçoivent comme un retour du religieux. On peut penser qu’ils sont tous des racistes. Il y a en effet des racistes dans le lot. Tous ? Non. Il se trouve que les Québécois ont peur – depuis toujours – de disparaître. Ça teinte la psyché d’un peuple, ça, mesdames et messieurs.

Cette peur, ce n’est pas juste moi qui l’évoque, il y en a d’autres, plus sages, qui l’ont évoquée. Comme un sage du nom de… Charles Taylor.

Je cite le professeur Taylor dans le New Yorker du 11 novembre 2016 (voir le lien à la fin du texte), où il évoque ces Québécois qu’il a écoutés dans les années 90, dans des forums sur la souveraineté. Il a entendu l’écho du diktat de l’Église dans l’identité de ces Québécois : « J’y ai appris sur les façons dont les gens pensent et pourquoi ils ont peur. J’ai entendu les mêmes sentiments, exprimés encore et encore et j’ai cliqué. J’ai compris la nature de la peur d’être changé. »

La peur d’être changé…

Les Québécois ne sont pas les seuls à éprouver ces peurs, d’être changés et de disparaître. Mais ces peurs sont peut-être plus aiguës – et complexes – quand on est à la fois minorité (en Amérique du Nord) et majorité (au Québec). Les Canadiens anglais n’ont pas peur de disparaître, eux : ils ont le luxe de ne pas avoir nos réticences.

Depuis le dépôt du rapport de la commission Bouchard-Taylor, le 22 mai 2008, il s’est écoulé 3194 jours. Le Parti libéral a gouverné la majorité de ces journées : 2614 jours. M. Couillard gouverne depuis 1048 jours.

Qu’ont fait les premiers ministres Charest et Couillard en 2614 jours de pouvoir pour calmer les peurs de la majorité minoritaire que forment les Québécois ?

À peu près rien. Du cosmétique, essentiellement. Ce vide-là, il est libéral. Et dans ce vide-là, les peurs de la majorité minoritaire peuvent être exploitées par n’importe qui, n’importe comment : l’État méprise ses peurs.

Et n’importe qui peut faire dire n’importe quoi à des accommodements raisonnables qui ne sont ni répertoriés ni analysés, comme le recommandait Bouchard-Taylor.

J’ai cent fois dit le mal que je pense des élus qui hurlent au péril identitaire – de la charte au burkini –, en sachant très bien que cela fait ressortir la part d’ombre chez nos compatriotes. Le vote d’un raciste est un vote tout court : c’est une des facettes de l’instrumentalisation de la peur de l’Autre.

Mais cette semaine, le premier ministre du Québec m’a convaincu qu’il exploite lui aussi, comme les oppositions péquiste et caquiste, cette « peur d’être changé » qui existe dans le cœur des Québécois.

Ne rien faire de ce que Bouchard-Taylor recommandait de majeur, ça ne peut que servir Philippe Couillard. Il sait qu’il pourra surfer sur une nouvelle crise identitaire pour dépeindre ses adversaires comme des intolérants et pour se poser en chef d’État débordant de principes.

La vérité, c’est qu’en n’ayant rien fait depuis 1048 jours, Philippe Couillard instrumentalise lui aussi la peur de l’Autre. C’est tout aussi vil que de suggérer de congédier des éducatrices en garderie pour délit de port de hijab.

***

Si Philippe Couillard était premier ministre du Canada, sa posture de laisser-faire serait parfaitement en phase avec le courant dominant au Canada anglais. Mais il n’est pas premier ministre du Canada. Il est premier ministre du Québec. S’il lisait les journaux d’ici régulièrement, peut-être le saurait-il.

Sur l’identitaire, comme en d’autres enjeux où les intérêts québécois et canadien se télescopent – les transferts fédéraux en santé, scandaleusement réduits par Ottawa –, Philippe Couillard a fait son lit : canadien d’abord, québécois quelque part… si ça adonne.

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