Chronique

Un martini avec Madeleine

« Ce n’est pas pour me vanter, mais je fais un très bon martini ! En veux-tu un ? »

Je ne bois jamais en travaillant. Mais j’ai fait une exception pour Madeleine.

Madeleine Antonio-Sauvé a 99 ans. J’avais rendez-vous avec elle un lundi à 16 h, à l’heure de son « happy hour » quotidien.

Lorsque je suis entrée dans son appartement du quartier Côte-des-Neiges, Madeleine avait un martini posé sur la petite table à côté de son fauteuil. La télé était allumée. « J’écoutais Trump, cet imbécile… », a-t-elle lancé, de sa voix éraillée.

Son arrière-petite-fille Catherine Jeanne, 23 ans, m’avait avertie. « Vous allez voir, Madeleine ne correspond pas à l’image habituelle que l’on se fait d’une centenaire. »

Madeleine a éteint la télé et s’est dirigée vers la cuisine. Bien qu’elle ait perdu la vue, cela ne l’empêche pas d’être autonome. « Je vis seule. Je me débrouille ! », dit-elle, en sortant d’une armoire ses bouteilles de gin et de vermouth pour préparer mon martini. « Veux-tu des olives ? Moi, j’adore les olives. J’en mets beaucoup ! »

Nous avons pris place dans le salon. Madeleine, qui ne fait jamais d’excès, m’a raconté la genèse de ce rituel.

« Le happy hour, j’ai commencé ça à la retraite. Avant, je n’avais pas le temps ! »

— Madeleine Antonio-Sauvé

En une heure, elle m’a raconté 100 ans. Son mariage alors qu’elle était toute jeune. Son père, originaire de Kastoria, en Grèce, dont elle a hérité des gènes méditerranéens de longévité. Sa soif de vivre, d’aider, d’apprendre, de bouger. Ses trois fils, qui ont entre 72 et 80 ans, qui lui ont donné 26 descendants.

Les photos de remise de diplôme en noir et blanc de ses garçons sont accrochées au mur de son salon. Elle ne peut plus les voir, mais elle sait qu’elles sont là. Elle en parle avec fierté. « Je suis très reconnaissante parce que mes garçons ont eu le cœur d’étudier et de devenir des professionnels. J’ai travaillé pour leur éducation. J’étais très motivée parce que, moi, je n’ai pas eu cette chance. Dans mon temps – ça fait quand même 100 ans ! –, on n’y avait pas droit. On n’avait pas besoin de ça pour élever une famille et laver les planchers ! C’était un autre mode de vie. »

À 60 ans, cinq ans plus tôt que prévu, Madeleine, qui travaillait chez Red Rose, a pris sa retraite. « Je voyais des collègues prendre leur retraite à 65 ans. Ils vivaient un an ou deux, puis ils mouraient… Il y en a même un qui est décédé deux mois après sa retraite. »

Madeleine s’est dit qu’il lui fallait à tout prix éviter les cinq dernières années de travail qui tuent… Et tant pis si ça la pénaliserait financièrement. Au moins, elle serait vivante. « J’ai eu des pinottes comme pension, comme les cinq dernières années de travail sont les plus payantes. Mais c’était une bonne décision. Parce que de 60 à 65 ans, j’ai pu voyager. »

Elle est allée en Europe. Elle qui avait toujours rêvé de la Méditerranée a passé un mois en Espagne. Elle est allée en Grèce, pays de ses ancêtres paternels.

Quarante ans plus tard, elle ne regrette rien. Et elle continue à mener une vie active, même si, chaque jour qui passe, la dégénérescence maculaire lui fait perdre la vue un peu davantage. Elle voit encore les silhouettes. Mais, depuis peu, elle ne peut plus distinguer les visages. « Ça m’affecte, mais pas plus que ça. Il y a toujours une porte de sortie. À chaque problème, il y a une solution. Il va falloir que je travaille plus mon toucher, c’est tout. »

Tant qu’elle l’a pu, Madeleine a fait du bénévolat auprès de personnes âgées, souvent âgées de 20 ans de moins qu’elle. « Rien ne me fait plus plaisir que de rendre service. »

Comme elle ne peut plus lire, elle écoute des livres audio que lui propose l’organisme INCA, qui vient en aide aux personnes aveugles. Elle aime particulièrement l’œuvre de Michel Tremblay. Elle aime aussi découvrir des livres d’histoire et de philosophie. Tous les dimanches, elle prend plaisir à parler au téléphone avec son arrière-petite-fille Catherine Jeanne, qui étudie le droit à Québec. « C’est la future avocate », dit-elle fièrement.

Lorsqu’elle lui rend visite à Montréal, Catherine Jeanne est toujours impressionnée par l’incroyable résilience de son arrière-grand-mère. « Elle est réellement inspirante. C’est une force de la nature. »

C’est Madeleine qui lui a fait découvrir Montréal. Bien qu’aveugle, c’est elle qui la guide dans le métro. Elle l’a aussi initiée à la douceur du Campari Spritz, qui remplace parfois son traditionnel martini. Les discussions avec elle sont passionnantes. Elle est de bon conseil.

Armée d’une canne, Madeleine fait deux marches par jour, beau temps, mauvais temps. Elle s’aventure du côté de l’oratoire Saint-Joseph. Elle aime côtoyer la jeunesse qui bourdonne autour de l’Université de Montréal. Elle a ses habitudes dans les épiceries multiethniques du quartier.

Le jour de notre rencontre, il y avait un redoux qui faisait rêver au printemps. « Aujourd’hui, c’était merveilleux. Mais même quand il y a de la glace ou des grands froids, je m’efforce de marcher dehors. Je fais deux marches par jour. » On lui dit de faire attention. Elle tombe parfois, c’est vrai, admet-elle. Mais toujours elle se relève.

Lorsqu’elle rentre chez elle en fin d’après-midi, c’est l’heure du martini, assise au bord de la fenêtre. Un rituel auquel elle n’a pas dérogé même lorsqu’elle a été hospitalisée il y a deux ans à la suite d’un AVC.

« J’ai passé six jours à l’hôpital. Mon fils est arrivé avec une bouteille de gin et une autre de vermouth. Il m’a dit : “Maman, tu vas l’avoir, ton happy hour !” »

À 16 h, Madeleine a vu arriver une jeune infirmière toute tremblante devant elle. « Elle sort les bouteilles et me dit : “Madame ! Je n’ai jamais fait ça !” »

Madeleine a eu la frousse. « Je me suis dit : ma dernière heure est arrivée et on me donne mon dernier défi ! »

Elle pensait qu’elle allait mourir. « Mais je me sentais bien ! », raconte-t-elle en riant.

Elle a donné ses instructions à l’infirmière qui tremblait pour qu’elle lui prépare un tout petit martini. Juste un peu de gin, très peu de vermouth et des glaçons. « Crois-le ou non, on m’a servi un martini sur ma table de chevet ! »

Le lendemain, un médecin qui est passé la voir lui a dit en la quittant : « Profitez de votre happy hour ! » « J’ai compris que la veille, c’est lui qui avait donné la permission ! Ce jour-là, j’ai pris un vrai martini avec deux onces de gin ! »

Nos verres étaient vides. Mon calepin était plein. Le soleil se couchait sur Montréal. J’avais la tête qui tournait un peu. Madeleine riait comme une enfant espiègle. Je l’ai remerciée pour la leçon de vie et le martini.

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