Chronique

Le gouffre sans fond d’Insatiable

Insatiable : qui ne peut être rassasié ou dont les désirs ne semblent pouvoir être assouvis. En termes plus crus : un gouffre sans fond. Or, c’est exactement à ce gouffre que ressemble Insatiable, la nouvelle série de Netflix mise en ligne le 10 août dans un concert de cris et de protestations déclenchés par les préjugés teintés de grossophobie qu’elle alimente.

Toutes les critiques parues jusqu’à ce jour sont unanimement mauvaises, valant à Insatiable la palme de la série la plus mal aimée de l’année.

À l’heure où j’écris ces lignes, la pétition exigeant son retrait compte plus de 250 000 signatures, un nombre qui croît chaque jour. La pétition a démarré au lendemain de la diffusion d’une bande-annonce qui a choqué Florence Given, jeune graphiste et activiste féministe de Londres, qui a lancé le bal en dénonçant le fait qu’en 2018, « on commande encore des séries qui perpétuent les désordres alimentaires en racontant aux jeunes femmes que si elles ne mangent pas pendant un été complet, elles peuvent devenir maigres, désirables et dignes d’amour et d’affection ».

L’auteure Lauren Gussis, à qui l’on doit pourtant la série Dexter sur un enquêteur de meurtres le jour et tueur le soir, a tenté en vain de se défendre. « De grâce, donnez une chance à la série », a-t-elle plaidé, expliquant qu’elle s’était inspirée de sa propre adolescence douloureuse alors que, victime d’intimidation et suicidaire, elle a développé des troubles alimentaires.

Nul doute que l’intention de la scénariste était sincère, sauf qu’une bonne intention ne garantit pas que le produit final soit bon, ni même à la hauteur. Et Insatiable, présentée comme une comédie noire sur la vengeance et racontant les tribulations de Patty, une ado souffrant d’embonpoint devenue maigre après un été sans manger, est un désastre sur toute la ligne.

Une vraie mauvaise idée

Avant de commencer à regarder la série, ce que je n’aurais probablement jamais fait si je n’avais pas été intriguée par le tapage médiatique, je me disais qu’il s’agissait peut-être d’une fausse bonne idée.

Après seulement trois épisodes, je peux affirmer que c’est en réalité une vraie mauvaise idée qui se déploie dans cette satire vulgaire, grossière et d’un humour douteux et frelaté.

D’entrée de jeu, l’héroïne de l’histoire, interprétée par la jeune et mince Debby Ryan, porte ce que les Américains appellent un fat suit : un costume grotesque fait de rembourrures, qui semble indiquer que pour les producteurs de la série, il était hors de question d’engager une actrice qui ne répondait pas aux standards de minceur.

D’ailleurs, la vie en tant que « grosse » de Patty occupe un total de six minutes-écran dans le premier épisode, après quoi le spectateur la retrouve mince comme un fil et déterminée à se venger de tous ceux qui l’ont humiliée.

Comment a-t-elle fait pour maigrir aussi vite ? Un sans-abri lui a défoncé la mâchoire en tentant de lui voler sa barre de chocolat, ce qui l’a obligée à suivre une diète liquide pendant tout un été.

Pour la subtilité, il faudra repasser. Pour l’empathie et l’ouverture à la diversité corporelle, il faudra repasser aussi, Patty ne cessant de répéter qu’elle est terrorisée à l’idée de redevenir grosse, car à ses yeux, être grosse, c’est être une perdante, une paumée, une moins que rien, pour ne pas dire un déchet de l’humanité !

Explication de l’auteure : nous voulions, par l’entremise de la comédie, explorer les sujets délicats comme les désordres alimentaires et la dysmorphie.

Si c’était le but, c’est raté, puisqu’après seulement quelques minutes, le problème de Patty a fondu avec ses kilos. Comment parler de désordres alimentaires avec un personnage qui a réglé par magie ses problèmes de poids ? De toute évidence, les créateurs de la série l’ignorent.

Bref, ce qui était annoncé comme le sujet central d’Insatiable a été stupidement détourné au profit d’un prétexte dramatique assez bidon : la vengeance. Comme si toutes celles qui ont eu, ou ont encore, des kilos en trop étaient des monstres de méchanceté et de frustration qui n’attendent que la première occasion de se venger.

L’auteure plaide qu’à travers le désir de vengeance de Patty, elle voulait montrer que le bonheur n’est pas dans une silhouette enviable et qu’on peut être mince et malheureux. Sans blague…

Dans Insatiable, non seulement la prémisse de départ est faussée, mais tout le reste de l’histoire est à l’avenant. 

Ainsi, Patty s’amourache d’un avocat raté, amateur de concours de beauté, qui voit en elle « son grand espoir blanc » et se met en tête de la coacher pour qu’elle soit couronnée Miss America.

Ce personnage-là, comme tous les autres, verse dans la caricature outrancière. Seule la meilleure amie de Patty, qui est secrètement amoureuse d’elle, semble ancrée dans une émotion réelle. Les autres carburent tous à l’hystérie.

La réalisation d’Andrew Fleming, pourtant un vieux routier de la télé et du cinéma, est moche et peu ragoûtante. Une scène qui se déroule lors d’un concours de gavage aux écrevisses m’a carrément donné des haut-le-cœur.

Mais le plus grand et impardonnable défaut de cette série, c’est qu’elle est dépourvue de la moindre parcelle de réalité et donc d’humanité. Pas de doute possible : Insatiable est un gouffre sans fond dans lequel on tombe sans pouvoir se raccrocher à rien de vrai ni de touchant. On n’en ressort pas plus tolérant ni ouvert, mais insatiable et vide. Et surtout, on regrette amèrement d’avoir gaspillé son temps avec ce ratage qui ne mérite même pas cinq minutes d’attention.

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