Témoignage

Le préposé de Notre-Dame 

Quand s’inventer une mission secrète permet de transcender le mépris

Récemment, quand les médecins spécialistes ont scandalisé tout le Québec en empochant des hausses de salaire immorales, les infirmières ont su profiter du tollé général pour dénoncer une fois de plus leurs conditions de travail absolument déplorables, sans que toutefois les préposés aux bénéficiaires ne puissent se joindre à elles pour en faire autant. 

Les préposés pratiquent pourtant un métier humiliant, épuisant et dangereux, mais sans espoir de voir un jour leur sort s’améliorer. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire la lettre de démission que Danika Paquin, une ex-préposée aux bénéficiaires, a fait paraître dans un quotidien montréalais en 2015. 

En effet, alors que les infirmières peuvent faire valoir leur statut de professionnelles de la santé en soutien à leurs revendications légitimes, rien de tel pour les préposés aux bénéficiaires qui travaillent pour elles. Parce que les préposés ne sont que des employés de soutien « jetables », si je puis dire. En milieu hospitalier, on les considère souvent comme des moins que rien « qui n’avaient qu’à se faire instruire s’ils ne voulaient pas suer comme des cochons toute leur vie pour la gagner ». Quand j’étais préposé à Notre-Dame, c’est en ces termes qu’une infirmière de l’endroit m’a fait comprendre que, si au travail on me traitait comme une bête de somme, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même. 

Pour gagner ma vie, j’ai été préposé aux bénéficiaires de 1972 à 1976 dans un foyer pour personnes âgées ainsi qu’à l’hôpital Saint-Michel-Archange de Québec, devenu depuis le Centre hospitalier Robert-Giffard. Et en ce temps-là, les préposés, si je me rappelle bien, étaient encore traités comme des personnes. Enfin, par un concours de circonstances, en 1986 et 1987, j’ai été à nouveau préposé durant mes études de doctorat en géographie à l’Université McGill, soit à l’hôpital Notre-Dame, à Montréal. En fait, pendant des années, j’avais été chargé de cours principalement à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) jusqu’à ce que, en 1986, on me fasse comprendre à McGill qu’on était sur le point de me mettre à la porte du programme de doctorat parce que ma thèse n’avançait pas d’un iota. Comme chargé de cours à Rimouski, je devais travailler nuit et jour pour un salaire minable. À l’UQAR et ailleurs, les chargés de cours n’étaient que des moins que rien, des bêtes de somme, là aussi. Je me suis donc dit qu’en redevenant préposé, un métier que je croyais bien connaître, non seulement je pourrais redevenir quelqu’un dans la vie et, oui, j’aurais aussi du temps libre pour faire avancer ma thèse. 

Surprise ! En débarquant à Notre-Dame, j’ai été obligé de reconnaître que le métier de préposé n’était plus ce qu’il était dans les années 70. 

Désormais, les préposés étaient devenus des objets jetables après usage, des moins que rien, à l’instar des chargés de cours. Quand des préposés tombaient au combat, on les remplaçait par d’autres. Bref, il fallait que je me trouve une façon de me rendre le travail de préposé plus facile, sinon, c’était moi et mon doctorat qui prendrions le bord. Et c’est là que m’est venue une idée absolument fumante. Il me fallait acquérir un statut qui puisse me permettre de tenir tête, poliment, à tous les gens en position de nous mépriser, moi et les autres préposés. J’ai décidé de mener une enquête sur ce qu’était devenue la condition de préposé à Notre-Dame et je ferais rapport à qui de droit le moment venu. 

Je me suis donc institué vrai faux agent secret, un espion à temps plein travaillant sous mon couvert de préposé pour le ministère de la Santé. Dès lors, tout allait changer pour moi. J’étais devenu quelqu’un. On pouvait m’insulter du matin au soir, pisser sur moi de partout, me fouetter, me maltraiter comme on maltraitait fort équitablement tous les autres préposés, et je pouvais demeurer imperturbable… ou presque. Tous les jours, je montais au front au pas de course pour savoir jusqu’où on pouvait aller dans le mépris des plus humbles, dont les patients eux-mêmes, en prenant des notes, en faisant des croquis et en posant bien des questions « naïves ».

Ça a été ma façon à moi d’obtenir le respect qui est dû à n’importe quel être humain en me le conférant moi-même. 

Alors je ne saurais que suggérer aux préposés qui veulent améliorer leur sort, eux que n’aideront jamais ni les médecins spécialistes pas plus que les infirmières, d’agir comme je l’ai fait, de s’inventer un rôle qui puisse leur procurer du « coffre » afin de mieux surplomber leur condition peu enviable de préposés. Ils doivent pouvoir se comporter comme s’ils étaient eux aussi des protégés à vie, comme les médecins spécialistes, ou bien les vrais professeurs titulaires. D’abord, parce que c’est très amusant, mais aussi parce que les administrateurs d’hôpitaux ne pourraient plus les « gérer » comme s’ils n’étaient tous et toutes que de pauvres minables. Pour que cela cesse, il faut tout simplement commencer par exiger d’être respectés.

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